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La société RT France m’a attaqué en justice pour diffamation et elle a perdu au tribunal. Dans son jugement du 27 mai 2022[1], le tribunal judiciaire de Paris a prononcé ma relaxe totale et a débouté RT France de sa demande de condamnation pour diffamation contre moi, pour des propos tenus sur Twitter. RT France ayant fait appel du jugement, un nouveau procès se tiendra devant la Cour d’appel. Ne m’étant jamais exprimé publiquement pendant les trois ans et demi de cette procédure, j’ai décidé aujourd’hui de donner mon opinion sur le jugement intervenu et les circonstances de cette affaire.
Le contexte
RT France réagissait initialement à la parution du rapport intitulé Les manipulations de l’information : un défi pour nos démocraties, rédigé conjointement par le Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères et l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (IRSEM) que j’ai l’honneur de diriger au ministère des Armées. Ce rapport, dont j’étais l’un des auteurs, a été publié le 4 septembre 2018 sur les sites Internet des deux ministères, où il est toujours téléchargeable[2]. Il s’est depuis imposé comme une référence dans le débat en français et en anglais et il est fréquemment cité dans des articles et des rapports parlementaires, en France et à l’étranger. Plusieurs de ses recommandations ont aussi été mises en œuvre. De ce point de vue, l’IRSEM a accompli sa mission d’intérêt général, qui n’est pas seulement d’alerter les autorités sur les menaces émergentes mais aussi de contribuer au débat public.
Ce rapport de 212 pages contenait un grand nombre d’exemples russes de manipulations de l’information et citait à plusieurs reprises RT (anciennement Russia Today). La plupart des occurrences concernaient le siège à Moscou ou d’autres branches locales (RT UK, RT America, RT en Español, etc.), et le rapport ne contenait en réalité qu’une seule référence à RT France, pour présenter l’affaire qui lui avait valu d’être mise en demeure par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) en 2018. Et pourtant, RT France a réagi violemment contre ce rapport, comme les autorités russes, en même temps qu’elles et en relayant leurs éléments de langage.
Dans les jours qui ont suivi sa parution, le rapport mais aussi le CAPS et l’IRSEM en tant qu’institutions, et nous-mêmes en tant qu’auteurs, avons subi des attaques particulièrement intenses et visiblement coordonnées, des autorités russes à Moscou et de leurs médias dont RT et Sputnik. Nous avons eu droit à un communiqué de la porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, à des interventions de l’ambassade, de sénateurs russes et du ministre Sergueï Lavrov, ainsi qu’à une réaction télévisée de la rédactrice en chef de RT, Margarita Simonian, et à des articles à charge sur les sites et les réseaux sociaux du groupe RT en français, russe, anglais, allemand, espagnol et arabe.
RT France à elle seule y a consacré plusieurs émissions et sept articles : un publié le jour même de la parution du rapport, le 4 septembre, puis ensuite au rythme de deux articles par jour les 5, 6 et 8 septembre. On notera la parfaite synchronisation de RT France et des autorités russes puisque le 7 septembre, qui est le seul jour dans cette séquence où RT France n’a rien publié sur le rapport, était celui de la diffusion du communiqué de presse de la porte-parole du ministère des Affaires étrangères russe. Dans cette stratégie de saturation visant visiblement à occuper le terrain et les résultats des moteurs de recherche, les critiques formulées à l’encontre du rapport déformaient nos propos, attaquaient le CAPS et l’IRSEM, et cherchaient à discréditer les auteurs personnellement (ad hominem).
C’est dans ce contexte que je réagis le 10 septembre 2018 sur Twitter : parce que l’IRSEM est attaqué, et parce qu’en tant que directeur ma responsabilité est de défendre l’institut et son travail. Ces tweets sont donc défensifs : ils réagissent au feu roulant de la propagande russe dont nous étions la cible depuis cinq jours. L’objectif était de montrer que les procédés mis en œuvre par RT et Sputnik pour attaquer notre rapport étaient en réalité illustratifs des manipulations de l’information qu’il dénonçait. Dans un raisonnement de 21 tweets[3], j’écris notamment que :
- RT et Sputnik « inventent fréquemment des faits, falsifient des documents, des traductions ou des itws » ;
- « Le rapport contient de nombreux ex. de ces manipulations, dont l’un des derniers est le reportage en Syrie dans lequel RT avait falsifié la trad. d’un témoin de la Ghouta, lui faisant dire que l’attaque chimique était simulée alors qu’il parlait de la famine » ;
- « Ce n’est pas parce que nous avons fréquenté des universités américaines que RT n’a pas falsifié la traduction d’un reportage sur la Syrie pour ne prendre que cet exemple » ;
« En réagissant à notre rapport, RT et Sputnik ont illustré son propos. Ils ont mis en œuvre les procédés d’amplification et de déformation que nous dénonçons » ;
- « Notre rapport, comme tout travail, contient certainement des erreurs et nous sommes prêts à en discuter, mais en pratiquant l’argumentation rationnelle qui démontre et qui source plutôt que l’accusation sans fondement, voire la manipulation de l’information (FIN) ».
Le 3 décembre 2018, RT France déposait non pas une mais deux plaintes en diffamation : l’une contre les quatre auteurs du rapport dont moi, et les deux directeurs de la publication des sites sur lesquels il était publié, c’est-à-dire les directeurs de la communication et porte-paroles du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères et du ministère des Armées ; l’autre contre moi seul pour les tweets précités. Dans les deux cas, les plaintes portaient sur des propos qui pour la plupart visaient RT en général, c’est-à-dire la maison-mère à Moscou. Ce qui est en soi révélateur parce que l’un des éléments de langage favoris de RT France est la soi-disant indépendance éditoriale vis-à-vis de Moscou. Donc de deux choses l’une : soit RT France s’estime indépendante et elle n’a pas à se sentir visée par des accusations portant explicitement sur le siège à Moscou ; soit si elle se sent visée, ce qui semble être le cas, elle apporte une preuve supplémentaire qu’elle n’est pas indépendante puisqu’en me poursuivant elle ne défend pas ses intérêts mais ceux de Moscou – à moins bien sûr que les deux ne se confondent.
Quoi qu’il en soit, ces deux tentatives ont échoué. Sur la première plainte, le juge d’instruction a prononcé une ordonnance de non-lieu, confirmée par la cour d’appel de Paris. RT France a introduit un pourvoi en cassation, puis s’est désistée de son action. Sur la deuxième plainte, le tribunal a débouté RT France. RT France a donc perdu non pas une mais deux fois. Et même davantage, puisque ces poursuites ne sont pas isolées : elles s’inscrivent dans le cadre d’autres poursuites judiciaires en diffamation engagées par RT France qui ont, jusqu’à présent, toutes échouées devant le tribunal judiciaire car elles n’étaient pas fondées. RT France a fait appel des jugements du tribunal judiciaire relaxant les personnes qu’elle a poursuivies en diffamation. Ces actions illustrent en réalité une stratégie de lawfare, c’est-à-dire d’utilisation du droit et des procédures judiciaires à des fins stratégiques.
Une stratégie de lawfare
RT France a en effet l’habitude d’engager des actions judiciaires contre ceux qui se permettent de la critiquer, voire simplement d’analyser et décrire ses pratiques : au cours des dernières années, elle a déposé plainte et systématiquement perdu contre le journal Charlie Hebdo, l’universitaire Dominique Reynié, le haut fonctionnaire Nicolas Tenzer, et l’ancien porte-parole du gouvernement Benjamin Griveaux. Au moins une autre procédure est en cours, contre la journaliste du Figaro Isabelle Lasserre.
C’est ce que l’on nomme des procédures-bâillons, dont l’objectif est d’intimider et donc de museler les chercheurs, les journalistes, tous ceux qui osent exprimer des critiques. Il faut bien comprendre que ceux qui initient ces procédures sont en réalité indifférents à l’issue du procès : ce qui compte pour eux est que la procédure dure le plus longtemps possible et qu’elle soit connue. Car tant qu’elle est en cours, le mis en cause s’autocensurera pour ne pas aggraver son cas et, si elle est publique, c’est un exemple susceptible de dissuader les autres.
Dissuader non par la crainte de perdre, mais tout simplement par le coût financier. Je suis un privilégié car, en tant qu’agent du ministère des Armées, j’ai bénéficié de la protection fonctionnelle – c’est-à-dire que le ministère a estimé que les faits pour lesquels je faisais l’objet de poursuites (les tweets du 10 septembre 2018) n’étaient pas détachables de l’exercice de mes fonctions[4]. Il a donc pris en charge mes frais d’avocats, ce dont je lui suis reconnaissant. Cependant, cette situation est très minoritaire : l’écrasante majorité des personnes poursuivies doivent débourser des milliers voire des dizaines de milliers d’euros et c’est cette menace, précisément, qui peut en pousser d’autres à l’autocensure.
Ces pratiques ne sont pas propres au Kremlin mais en réalité communes aux régimes autoritaires. Le Parti-Etat chinois déploie les mêmes pratiques : notre collègue Valérie Niquet (Fondation pour la recherche stratégique) est ainsi poursuivie par Huawei France et, ailleurs dans le monde, des compagnies chinoises multiplient les poursuites judiciaires contre les chercheurs et les journalistes qui exposent et dénoncent leurs liens avec le Parti communiste chinois ou l’Armée populaire de libération[5]. Ces Etats autoritaires, par le truchement de compagnies en apparence privées, pensent pouvoir contrôler les opinions et les expressions publiques à l’étranger comme ils le font chez eux. Et, pour ce faire, ils abusent des droits et des recours dont ils jouissent dans les démocraties libérales, et détournent nos instruments judiciaires à des fins d’intimidation et de coercition.
Ce qui a fait de ce procès un cas assez unique de ce point de vue est que non seulement il y avait un Etat derrière le plaignant, la Russie, mais il y en avait un autre derrière le défendant, la France, dans un contexte de forte dégradation de la relation bilatérale. De ce point de vue, ce procès n’était pas ce qu’il semblait être : ce n’était pas une société privée poursuivant un particulier, mais un Etat utilisant l’arme du droit pour en attaquer un autre. D’un côté, en effet, la société RT France est « un média d’influence au service de l’État russe »[6]. Pas seulement, comme elle le reconnaît elle-même, un média financé par l’État russe, mais en réalité – comme le démontrent nos conclusions transmises au tribunal et qui s’appuient sur un grand nombre de sources primaires et secondaires – un média créé par l’administration présidentielle russe pour servir ses intérêts. De l’autre, lorsque RT France me poursuit en tant qu’auteur du rapport CAPS-IRSEM ou auteur de tweets publiés pour défendre ce rapport, c’est le gouvernement français qui est visé puisque RT France le présente systématiquement comme un « rapport officiel »[7], publié par « les autorités françaises » ou « le gouvernement ». Et les poursuites ne visaient pas que moi, qui suis directeur de l’institut de recherche du ministère des Armées, mais aussi mes collègues diplomates et les porte-paroles de ces deux ministères régaliens. En outre, le motif de la poursuite lui-même est politisé : les représentants de l’Etat russe comme les journalistes de RT nous reprochent d’être « antirusses » ou « russophobes ». RT France parle d’ailleurs avec insistance d’« un rapport politique », comme on peut le lire sur plusieurs bandeaux à l’antenne les 5 et 6 septembre 2018[8]. Pour résumer, il s’agit d’une attaque émanant d’un Etat étranger hostile contre des agents de l’Etat français pour des raisons politiques. C’est un cas d’école de lawfare.
La question est alors de savoir quoi faire pour se défendre. Il faut commencer par dénoncer publiquement ces manœuvres. Rendons hommage à Nicolas Tenzer qui, moins de deux semaines avant son procès contre RT France, a eu le courage de publier dans Le Monde une tribune pour dénoncer cette pratique, au-delà de son cas personnel : « Le régime russe tente d’appliquer dans les démocraties les pratiques intimidantes dont il use à l’intérieur pour imposer le silence à ses opposants. Il faut lui signifier que, chez nous, cela ne marche pas. »[9]
Il a raison. Cela ne marche pas car, jusqu’à présent, RT France a perdu tous ses procès. Et il est important de le rappeler. Cependant, cela ne suffit pas car l’objectif de ces procès n’est pas de gagner mais d’intimider, et l’intimidation peut fonctionner même si le plaignant perd systématiquement, tant qu’il continue de montrer qu’il n’hésite pas à attaquer. En réalité, la seule manière de faire cesser ce détournement de notre droit est d’imposer un coût. C’est la raison pour laquelle Nicolas Tenzer, Dominique Reynié et moi-même, chacun dans sa procédure respective, avons demandé au tribunal de condamner RT France à verser des dommages et intérêts pour poursuite abusive. Cela n’a pas fonctionné, le tribunal ayant considéré à chaque fois que RT France avait « pu se méprendre sur l’étendue de ses droits », qu’ainsi elle n’avait pas abusé de son droit d’agir en justice. Les dommages et intérêts pour poursuite abusive dans ce type d’affaires sont en réalité très rares, le tribunal ne souhaitant pas risquer de dissuader l’exercice du droit d’agir en justice, ce qui peut se comprendre.
Pour l’instant, le coût se semble donc pas pouvoir être celui, financier ou symbolique (je ne demandais pour ma part qu’un euro symbolique), d’une condamnation pour poursuite abusive. Il peut toutefois être celui, réputationnel, d’une exposition non seulement des défaites mais aussi de ce que ces procès ont permis de montrer. Car lorsque la société RT France attaque quelqu’un qui l’a critiquée publiquement, elle lui donne en réalité une tribune : elle met cette personne en situation de devoir se justifier et donc de pouvoir développer sa critique, dans un procès public auquel peuvent assister des journalistes. Et elle met le tribunal en situation d’objectiver dans son jugement des éléments qu’elle pouvait jusqu’à présent discréditer comme n’étant que des opinions individuelles. Ces procès sont donc potentiellement contreproductifs pour le plaignant, et peuvent constituer une opportunité pour le défendeur. C’est en tout cas ainsi qu’il y a trois ans j’ai reçu la nouvelle des deux plaintes de RT France pour diffamation suite à la parution de notre rapport : comme l’opportunité de développer – pour le justifier – ce qui n’était que mentionné rapidement dans le rapport, et de faire inscrire dans un jugement ce qu’était réellement RT France. Et c’est exactement ce qui s’est passé.
Ce que le procès a permis de montrer
Tout d’abord, le jugement du 27 mai 2022 rappelle que, dans sa plainte, RT France « se présentait comme un "jeune média de droit français" [et] soulignait son autonomie en tant que société de droit français immatriculée au registre des commerces et des sociétés ». C’est en effet ainsi que RT France se présente systématiquement, pour mieux se distinguer de Moscou (tout en estimant avoir un intérêt à agir lorsque le siège de RT à Moscou est critiqué, ce qui ne laisse pas d’être paradoxal comme je l’ai relevé plus haut).
Or, en s’appuyant sur les pièces que nous lui avions fournies, dont les statuts mêmes de la société RT France, le tribunal a constaté que « son associé unique est la société russe "TV-Novosti" dont émane aussi la société russe RT (…). Il ressort de ces éléments que les sociétés RT et RT France sont liées et participent d’un même groupe ». Ensuite, en s’appuyant notamment sur un règlement du gouvernement russe de 2014, signé par le président russe et également fourni et traduit par nous[10], le tribunal a pu montrer que TV-Novosti, qui est donc l’actionnaire unique de RT France, est « financée par l’agence fédérale russe pour la presse et les communications de masse, laquelle a notamment pour objectif de "fournir un soutien en matière d’information et de propagande pour la politique étrangère et intérieure de la Fédération de Russie". Ces éléments viennent rappeler les liens, déjà évoqués, entre RT et RT FRANCE et le gouvernement russe, ainsi que le rôle de "propagande" conféré à ces médias. S’il peut s’agir là d’un rôle plutôt promotionnel, ces éléments ne permettent pas de garantir de toute influence politique l’information dispensée par ces chaînes ».
Ce document officiel russe apporte la preuve décisive que RT n’est pas seulement financé par l’Etat russe, comme le groupe le reconnaît volontiers, mais que sa maison-mère et unique actionnaire se doit de jouer un rôle dans la propagande russe, et que, comme nous le notions dans nos conclusions remises au tribunal, l’audience de RT auprès du public est même citée comme un « indicateur de réalisation » de cet objectif. C’est une avancée significative dans la compréhension de ce qu’est vraiment RT France, qui figure désormais dans un jugement du tribunal judiciaire de Paris.
Et cela vient s’ajouter à d’autres faits connus permettant de réfuter la thèse de l’indépendance éditoriale de RT, que nous avions également développés dans nos conclusions fournies au tribunal, dont :
- un alignement manifeste entre RT et la position du Kremlin sur des sujets d’importance stratégique pour la Russie et l’impossibilité pour RT et ses filiales dans le monde de critiquer le pouvoir russe ;
- l’absence de clause sur l’indépendance éditoriale dans la charte de TV-Novosti et même la présence d’une clause impliquant une dépendance et rédigée comme suit : « L’organisation [TV-Novosti] assure la protection des informations qui constituent des secrets d'Etat, réalise des travaux liés à l'utilisation des secrets d'État, et réalise également des activités et (ou) fournit des services dans le domaine de la protection des secrets d'État »[11] ;
- le fait que la rédactrice en chef de RT, Margarita Simonian, reconnaisse elle-même avoir une ligne directe et sécurisée avec le Kremlin « pour discuter de choses secrètes »[12] ; et qu’elle ait fait plusieurs déclarations sans ambiguïté sur la manière dont elle conçoit le rôle de RT, à savoir comme une arme dans une guerre informationnelle contre l’Occident[13] ;
- le fait qu’elle fasse partie des personnes sanctionnées par l’Union européenne le 23 février 2022 confirme d’ailleurs qu’elle est considérée comme faisant partie du « premier cercle » du président[14]. L’UE explique que « Margarita Simonyan est une figure centrale de la propagande gouvernementale [qui a] soutenu des actions et des politiques compromettant l'intégrité territoriale, la souveraineté et l'indépendance de l’Ukraine »[15] ;
- plusieurs déclarations du président Poutine lui-même (qui a notamment déclaré que RT « ne pouvait pas ne pas refléter les positions du pouvoir officiel »)[16] et d’autres autorités dont le n°2 de l’ambassade de Russie en France en 2018 qui présentait RT comme un « instrument », un « levier » de l’État russe, qui « doit porter notre vision du monde »[17] ;
- le fait que tous les responsables des branches locales sont des citoyens russes – y compris RT France qui aime rappeler que ses journalistes sont « français » : certes, mais sa présidente Xenia Fedorova est russe, ainsi que Alexeï Nikolov, directeur de TV-Novosti, la société russe qui est son actionnaire unique, et Margarita Simonian, rédactrice en chef du groupe RT. Autrement dit, sa chaîne hiérarchique de Moscou à Paris est exclusivement russe ;
- de nombreux témoignages d’employés et d’ex-employés de RT qui attestent que RT est une « organisation de relations publiques pour le gouvernement russe » et que « le contrôle du gouvernement sur RT comprend l'embauche de directeurs, l'imposition d'angles de reportage et, dans certains cas, la désapprobation des reportages »[18] ; et que l’autocensure des journalistes est très répandue. Ces accusations ont aussi été portées par des journalistes qui ont démissionné en direct, à la télévision, par l’ancienne rédactrice en chef de RT Deutsch et par un ancien membre du comité d’éthique de RT France, le journaliste Jacques-Marie Bourget, qui après avoir démissionné a dénoncé dans une lettre au CSA le « projet politique » de RT France[19].
- Enfin, le fait que pour justifier l’arrêt de son émission « Interdit d’interdire » (le programme phare de RT France) le 22 février 2022, le journaliste Frédéric Taddéi ait déclaré « je ne peux pas continuer une émission de débat contradictoire à partir du moment où mon pays se retrouve en conflit ouvert avec la Russie »[20]. C’est un aveu de la dépendance éditoriale de RT France envers Moscou car si la chaîne n’était que financée et non contrôlée par le Kremlin comme le prétend RT France, il ne devrait pas y avoir de difficulté à y présenter une émission de débat contradictoire même dans un contexte de conflit entre la France et la Russie.
Un deuxième apport du jugement est qu’il développe des exemples concrets. Pour se défendre des accusations régulières de manipulations de l’information, RT ou RT France répètent souvent que ceux qui les profèrent sont incapables de fournir un seul exemple et que, par conséquent, ces accusations sont imaginaires. J’ai donc fourni au tribunal une note distincte identifiant et commentant « 70 exemples de manipulations de l’information par RT ». Cette note de 34 pages distingue des cas concrets d’invention de faits, de négation de faits, de falsification de documents, de falsification de traductions, de falsification d’interviews ou de propos rapportés et d’autres pratiques témoignant d’une manipulation de l’information. Le jugement reconnaît que je « documente plusieurs situations où RT et parfois RT France ont pu faire part d’une information susceptible d’avoir été déformée, tronquée ou présentée de façon trompeuse ».
Et il reprend quelques exemples, dont celui d’une émission de RT en langue anglaise affirmant que l’armée ukrainienne avait « crucifié des bébés » en « forçant leurs mères à regarder » - des faits totalement inventés. Le tribunal rappelle que « la fausseté de cet événement, pourtant présenté comme vu par des témoins, [avait] entraîné une condamnation de l’autorité de régulation britannique ». Un autre exemple cité dans le jugement est celui d’un article de RT France sur le rapport parlementaire sur l’attentat du Bataclan, affirmant que « les témoignages recueillis par les enquêteurs attestent d’actes de barbarie choquants », le titre parlant de personnes « torturées, émasculées et mutilées »[21], en ne se basant en réalité que sur deux témoignages indirects et non fiables et des « citations tronquées ». Le tribunal conclut qu’il y a bien eu déformation du propos : « l’article de RT France accrédite l’information donnée dans le titre, déformant ainsi le contenu du rapport dont elle indiquait rendre compte ».
Enfin, dans l’affaire qui a valu à RT France d’être mise en demeure par le CSA en 2018, pour une traduction « sans lien » avec les propos tenu, ce que l’autorité de régulation des médias avait à l’époque qualifié de « manquements à l’honnêteté, à la rigueur de l’information et à la diversité des points de vue »[22], le tribunal estime « que ces éléments factuels, attestant d’une présentation altérée des propos tenus dans le reportage, et replacés dans le contexte sus-cité, [me] permettent d’évoquer un reportage dont la traduction aurait été "falsifiée" ». D’une manière générale, le tribunal estime que je disposais d’une base factuelle suffisante pour pouvoir tenir les propos diffamatoires qui m’étaient reprochés, que je m’exprimais sur un sujet d’intérêt général, avec une prudence adaptée dans l’expression et en l’absence d’animosité à l’égard du plaignant, tous éléments qui sont « suffisants pour [me] faire bénéficier de l’exception de bonne foi ».
Pour l’ensemble de ces raisons, ce procès a été utile. Le jugement qui en résulte pourra être utilisé par les chercheurs, les journalistes et les prochaines personnes que RT France attaquera. Je souhaite remercier chaleureusement mes conseils, maîtres Jean Boudot et Matthieu Boissavy, qui m’ont accompagné avec sérénité et professionnalisme au cours de cette procédure.
Jean-Baptiste JEANGENE VILMER
Directeur de l’Institut de recherche stratégique de l'École militaire (IRSEM)
[1] La copie du jugement peut être demandée auprès du greffe du tribunal.
[4] Cf. l’article 11 de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires.
[5] Voir notamment le cas du chercheur canadien J. Michael Cole dans Paul Charon et Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Les Opérations d’influence chinoises : un moment machiavélien, Paris, IRSEM, 2021, p. 53-55, https://www.irsem.fr/rapport.html
[6] Maxime Audinet, Russia Today (RT). Un média d’influence au service de l’Etat russe, Paris, INA, 2021.
[7] Voir par exemple « Quand un rapport officiel français recommande aux Etats de "marginaliser" RT », RT France, 4 septembre 2018, https://francais.rt.com/france/53719-quand-rapport-officiel-francais-recommande-aux-etats-marginaliser-rt (https://archive.is/TanRw).
[8] Voir par exemple https://www.youtube.com/watch?v=XIGcd4odlwI
[9] Nicolas Tenzer, « Le régime russe tente d’appliquer dans les démocraties ses pratiques intimidantes », Le Monde, 17 septembre 2021, https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/09/17/le-regime-russe-tente-d-appliquer-dans-les-democraties-ses-pratiques-intimidantes_6094978_3232.html
[10] https://digital.gov.ru/ru/documents/4137/ (https://archive.is/6t6fG).
[11] US Department of State, Global Engagement Center, Kremlin-Funded Media: RT and Sputnik’s Role in Russia’s Disinformation and Propaganda Ecosystem, GEC Special Report, janvier 2022, p. 7, https://www.state.gov/wp-content/uploads/2022/01/Kremlin-Funded-Media_January_update-19.pdf
[12] Simon Schuster, « The global news network network RT is the Russian government's main weapon in an intensifying information war with the West—and its top editor has a direct phone line to the Kremlin », Time, 5 mars 2015, https://web.archive.org/web/20220109193754/https://time.com/rt-putin/
[13] Voir notamment Audinet, Russia Today (RT), op. cit., p. 26 ; et Ben Nimmo, « Question That : RT’s Military Mission », Medium.com, 7 janvier 2018, https://medium.com/dfrlab/question-that-rts-military-mission-4c4bd9f72c88
[14] Matina Stevis-Gridneff, « European Sanctions Target Putin’s Inner Circle », The New York Times, 23 février 2022, https://www.nytimes.com/2022/02/23/world/europe/eu-sanctions-putin-russia-ukraine.html
[15] Règlement d’exécution (UE) 2022/260 du Conseil du 23 février 2022, https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=OJ:L:2022:042I:FULL&from=FR, p. 12.
[16] « Visit to Russia Today television channel », President of Russia, 11 juin 2013, http://en.kremlin.ru/events/president/news/18319 (https://archive.vn/4TL3M).
[17] Artem Studennikov, entretien avec Thinkerview, 27 septembre 2018, https://www.youtube.com/watch?v=b0R1bSFxUsI&t=4018s, à 1:23.
[18] Mona Elswah et Philip N Howard, « "Anything that Causes Chaos": The Organizational Behavior of Russia Today (RT) », Journal of Communication, 70:5, 2020, p. 623-645, https://academic.oup.com/joc/article/70/5/623/5912109
[19] Adrien Franque et Emmanuel Fansten, « Désinformation : pourquoi RT France se retrouve dans l’œil du gendarme de l’audiovisuel », Libération, 9 février 2022, https://www.liberation.fr/economie/medias/desinformation-pourquoi-rt-france-se-retrouve-dans-loeil-du-gendarme-de-laudiovisuel-20220209_CWZUPDZ5EJF7BMRLWUR3D43P7I
[20] Damien Canivez, « Frédéric Taddeï : "Par loyauté eners la France, je quitte la présentation de mon émission sur RT France" », Lefigaro.fr, 22 février 2022, https://tvmag.lefigaro.fr/programme-tv/frederic-taddei-par-loyaute-envers-la-france-je-quitte-la-presentation-de-mon-emission-sur-rt-france_faaa6cf0-93d0-11ec-beb7-02632d8a0b26/
[21] « 13 novembre : des victimes du Bataclan auraient été torturées, émasculées et mutilées », RT France, 16 juillet 2016, https://francais.rt.com/france/23934-13-novembre-victimes-bataclan-mutilees (https://archive.vn/lm7qx).
[22] Décision n°2018-493 du 28 juin 2018 mettant en demeure la société RT France, JORF n°0148 du 29 juin 2018, https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000037116957