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La décision de justice européenne à propos du temps de travail des militaires

 

LTN Camille Trotoux

 

La présente brève revient sur l’origine de l’arrêt du 15 juillet 2021 de la Cour de justice de l’Union européenne, relatif à un litige sur la notion de « temps de travail » et son application, en temps de paix, aux forces armées. Elle évoque également ses implications possibles pour le cas français, tout en rappelant qu’une certaine marge d’appréciation est laissée aux États membres.

 

Dans un arrêt du 15 juillet 2021, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) s’est prononcée sur l’interprétation de la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 « concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail ».

La CJUE se prononce à la suite d’une demande présentée dans le cadre d’un litige de 2014 opposant un sous-officier slovène à son ministère de la Défense, au sujet d’un complément de rémunération au titre d’heures supplémentaires. Plus précisément, le litige concerne un « service de garde » ininterrompu de 7 jours par mois durant lequel le sous-officier se devait d’être présent et disponible en permanence sur son site militaire d’appartenance. Le ministère de la Défense slovène lui a versé le traitement ordinaire basé sur 8 heures de travail quotidien, plus une indemnité d’astreinte à hauteur de 20 % du traitement de base.

Le sous-officier a saisi les juridictions slovènes dans le but de se faire payer en « heures supplémentaires » les plages horaires durant lesquelles il n’a exercé aucune activité effective au profit de son employeur, mais a été obligé de demeurer à la disposition de ses supérieurs, au sein de la caserne. Après un premier rejet, sa demande est passée devant la juridiction de renvoi qui souligne la dimension « ordinaire » du service réalisé, notamment parce qu’aucune circonstance imprévisible ou événement exceptionnel n’a eu lieu.

Toutefois, ladite juridiction a interrogé la CJUE sur deux questions. Cette dernière y répond dans l’arrêt du 15 juillet. La première porte sur l’invocation de l’article 2 de ladirective 89/391. Cette directive concerne la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs. L’article 2 présente les exceptions auxquelles elle est inapplicable : les forces armées, la police, et la protection civile dans certaines de ses activités. La question est de savoir si un personnel militaire en temps de paix peut échapper à cette exception.

Selon la CJUE, il apparaît que la directive 2003/88 (concernant l’aménagement du temps de travail) ne s’applique pas à une activité de garde exercée par un militaire lorsque celle-ci intervient dans un cadre opérationnel (de formation, d’entraînement ou d’opération militaire) ; lorsqu’elle est exécutée dans le cadre d’événements exceptionnels qui nécessitent l’adoption de mesures indispensables à la protection de la vie, de la santé et de la sécurité de la collectivité ; ou lorsque l’application de la directive ne pourrait se satisfaire qu’au détriment du bon accomplissement des opérations militaires. La CJUE relève que les activités exercées par les militaires liées à des services d’administration, d’entretien, de réparation, de santé, de maintien de l’ordre ou de poursuite des infractions sont soumises à la réglementation de la directive 2003/88, tant qu’elles ne sont pas exercées dans le cadre d’une préparation ou du déroulé d’une opération. Selon l’arrêt du 15 juillet, même si « tout militaire est soumis à une exigence de disponibilité de nature », l’application de la directive, pour ces activités réalisées en temps de paix, ne contredit pas cette exigence de disponibilité.

Le deuxième enjeupour la juridiction slovène est de savoir si les périodes d’inactivité du sous-officier peuvent être considérées comme du « temps de travail » selon les définitions données par l’article 2 de la directive 2003/88. La CJUE ne s’oppose pas à ce qu’une période de garde, au cours de laquelle le militaire demeure au sein de la caserne mais n’y accomplit pas de travail effectif, soit rémunérée d’une manière différente qu’une période de garde au cours de laquelle il effectue des prestations de travail effectif. Toutefois, cette rémunération reste à l’appréciation du droit national.

En France, les réactions politiques ont été nombreuses. La ministre des Armées s’est exprimée devant l’Assemblée nationale le 20 juillet 2021. Après avoir rappelé son engagement en faveur d’une Europe de la défense solide, elle souligne son souhait de voir « une Europe qui respecte la compétence des États membres prévue par les traités en matière de défense », s’inscrivant en cela dans la même dynamique que le président de la République. Le Haut Comité d’évaluation de la condition militaire a souligné, quant à lui, que « les règles fixant la durée de travail tant des salariés que des fonctionnaires ne sont pas applicables aux militaires ».

En effet, la décision pourrait porter préjudice à la souveraineté des États, notamment les amenant à déléguer leur compétence d’organisation de leurs armées. La France, particulièrement, est très attachée à lasingularité militaire et à certains principes comme la notion de service « en tout temps et en tout lieu ».

Sans doute la décision de la CJUE s’appliquera au modèle de forces slovène sans provoquer de changements organisationnels lourds. En revanche, dans le cas français, il semble que cela pourrait avoir de graves conséquences. Le vice-président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, a estimé, par exemple, que cela risquerait d’engendrer des coûts excessifs au regard des créations de postes nécessaires pour compenser les astreintes et les roulements du personnel qu’il faudrait prévoir. On peut s’interroger sur la pérennité de l’efficacité du système français si une telle mesure devait s’appliquer, notamment au regard de ses engagements opérationnels sur le territoire national et à l’étranger. Comme l’ont signalé sept écrivains de marine[1] dans une tribune au Figaro, « il ne faudrait pas [...] frapper [la France] dans ses capacités opérationnelles comme dans le moral de ses soldats ».

Si la décision de la CJUE est, pour la classe politique française, incompréhensible, certains considèrent qu’« en réalité, la Cour est du côté de la France dans cette affaire ». Afin d’émettre sa décision, elle a dû cheminer sur une crête étroite, cernée entre ses propres directives, les traités européens, les droits nationaux, ou certains principes comme celui qui veut que la sécurité nationale doit être du ressort des États. Certains passages de l’arrêt nuancent son application. Ainsi, la Cour reconnaît que l’Union doit garder à l’esprit que le fonctionnement des forces armées des États membres peut relever de spécificités dues à leurs éventuelles responsabilités internationales et au contexte géopolitique particulier dans lequel ils évoluent. Au regard des menaces auxquelles ils peuvent être confrontés, il leur revient à eux seuls de procéder aux opérations militaires qu’ils jugent nécessaires et de déterminer l’intensité de la formation et des entraînements opérationnels de leur personnel pour le bon accomplissement desdites opérations. Le tout, « sans qu’un contrôle de la Cour à cet égard soit envisageable ».

L’arrêt porte une attention particulière à l’égard de l’organisation militaire française. Il reconnaît, « comme l’a relevé le gouvernement français », que pour garantir l’efficacité opérationnelle des forces armées, l’entraînement des militaires doit permettre de les confronter aux conditions les plus rudes qu’ils sont susceptibles de rencontrer en opérations. Or cette préparation opérationnelle ne peut se faire qu’à l’encontre des règles relatives à l’aménagement du temps de travail de la directive 2003/88, notamment au cours de la formation initiale ou des entraînements opérationnels. Ainsi, la CJUE prévoit que des contraintes spécifiques peuvent justifier de déroger davantage à la directive 2003/88.

Deux conceptions ici se font face, celle, française, d’un statut général des militaires, et celle, européenne, de la protection des droits des personnes privées. Si les militaires français ne sont pas à ce jour aux 35 heures, il est délicat, dans un contexte stratégique où les frontières entre « temps de paix » et « temps de guerre » sont parfois floues, d’identifier ce qui ne relèverait pas de la permanence opérationnelle. Il convient donc de rester prudent et attentif aux éventuelles applications de cette décision au sein des États de l’Union européenne qui pourraient créer de nouvelles jurisprudences défavorables au modèle français. Ce sujet continuera d’animer les débats à l’avenir, à l’image du contentieux de décembre 2021 à propos de l’organisation du temps de travail au sein de la gendarmerie.

 

 

La LTN Trotoux est chercheuse Défense et société à l’IRSEM et docteure en science politique. Ses travaux relèvent principalement de la sociologie du militaire.

Contact : camille.trotoux@irsem.fr



[1] Didier Decoin, président de l’Académie Goncourt ; Loïc Finaz ; Patrice Franceschi ; Olivier Frébourg ; Erik Orsenna, de l’Académie française ; Yann Queffélec ; Daniel Rondeau, de l’Académie française ; Sylvain Tesson ; François Bellec ; Patrick Poivre d’Arvor.