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LA SINGULARITÉ MILITAIRE
Audition du CEMA Lecointre à la Commission de la Défense nationale et des forces armées

LTN Camille Trotoux

 

Lors de sa dernière audition en tant que chef d’état-major des armées devant la Commission de la Défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale, le général Lecointre est revenu sur les éléments qui, selon lui, font la singularité militaire française : réactivité, disponibilité, stricte soumission au pouvoir politique, devoir éthique et exigence de l’honneur.

 

Le 7 juillet dernier, le général François Lecointre a été auditionné par la Commission de la Défense et des forces armées de l’Assemblée nationale. Cette audition ne s’inscrivait pas dans le protocole habituel et a été un moment d’échanges autour de la réflexion du chef d’état-major des armées (CEMA) sur la place des armées dans la société française et sur la singularité militaire. Son intervention a eu lieu peu après certaines prises de positions politiques de militaires dans l’espace public, qui ont replacé dans le débat médiatique des questions classiques de la sociologie militaire touchant aux évolutions et à la permanence de la militarité des armées.

Introduit par la présidente de la Commission, le général Lecointre a d’abord tenu quelques propos liminaires sur sa vision de la singularité militaire, après quoi il a répondu tour à tour aux questions et aux remarques des représentants des groupes politiques puis des députés, avant que Mme Françoise Dumas mette un terme à la séance.

La singularité militaire est, pour le général Lecointre, absolument centrale à la survie de la nation. Ses caractéristiques procèdent, selon lui, de l’obligation pour les forces armées de « donner la mort et de déclencher la violence sur ordre ». Afin de « mettre en œuvre la force de manière délibérée jusqu’à tuer », il faut garantir certaines particularités des armées. Le CEMA cite en premier leur réactivité et leur disponibilité. En effet, « il est impossible d’imaginer que celles-ci ne soient pas prêtes à s’engager au moment où les risques les plus forts pèsent sur la nation ». Il faut également assurer leur autonomie. Elles doivent disposer de la totalité des compétences qui leur permettent d’agir, dans le chaos de la guerre, de façon autonome, et ce dans tous les champs. Ces éléments font que la militarité ne dépend pas uniquement du rapport à la force dans ce qu’il y a de plus extrême (donner la mort), mais également de « la grande maîtrise de la totalité des compétences nécessaires » à la réalisation de la mission. Le CEMA souligne alors l’importance de conserver, au sein des armées, des savoir-faire relevant du soutien et de la logistique (santé, restauration, transmissions, etc.) malgré leur éloignement supposé de l’affrontement guerrier.

Un autre point a été abordé par le CEMA, il s’agit de la « stricte soumission des armées au pouvoir politique » (qui fait écho à la polémique précitée). Lui-même revendique sa « soumission zélée » au président, car « notre honneur de soldats est d’obéir au politique, condition essentielle de la légitimité de l’action militaire au profit de la nation ». Une contrepartie existe néanmoins à cette stricte soumission, c’est l’association étroite du commandement militaire à l’élaboration des décisions qui vont être prises par le politique. En effet, « il est interdit pour un soldat d’obéir à un ordre manifestement illégal ». Il ne s’agit donc pas d’une obéissance aveugle mais « intelligente et de volonté ». Or, elle dépend de la compréhension par le politique qui donne l’ordre, des conditions dans lesquelles les militaires agissent. Ensuite, la réalité militaire est complexe. Elle se déroule loin du territoire national et relève d’un schéma de confrontation des volontés qui emporte l’imprévisibilité de l’action. Maîtres dans l’art de la planification et de la programmation, les militaires savent également adapter leurs modes opératoires. Cette adaptation ne peut s’obtenir que si une marge d’initiative et de manœuvre est laissée à chaque échelon d’exécution de la mission. Le CEMA explique enfin que cette stricte soumission au politique amène également les militaires à s’interroger sur le sens de leur action. Elle suppose la possibilité de discuter, de contester l’ordre reçu – même si ce dernier doit être exécuté avec rigueur s’il est confirmé par le commandement. Cette discipline est exigeante à la fois envers les militaires mais également envers le pouvoir politique qui doit savoir entrer dans la discussion et le débat.

Deux autres caractéristiques de la singularité militaire sont soulignées par le CEMA. En premier lieu, le rappel que « le fait de donner la mort ne peut se faire si aisément que cela », les militaires doivent disposer d’une éthique particulière : « transgresser ce tabou absolu requiert de la part de ceux qui mettent cette action en œuvre d’accepter de se laisser prendre par des processus internes de déchaînement de violence sans laquelle on ne peut pas vaincre la peur au moment du combat ». Selon le général Lecointre, une réflexion éthique permanente doit permettre aux individus de maîtriser cette violence. Ensuite, la référence à l’exigence de l’honneur, qui est un élément fort de la culture militaire. Il consiste à conserver l’estime que l’on a de soi-même sous le regard de ses chefs et de ses pairs. Le général indique cependant que cette impression ferait courir le risque d’une forme de vocation sacrificielle qu’il faut à tout prix contrôler. Lorsque l’on demande à un jeune militaire ce qu’est la singularité militaire, « il répond qu’il accepte de mourir pour son pays. En réalité, il accepte de tuer pour son pays ». C’est quelque chose de si considérable, qu’avec la mise en avant de l’acceptation de sa propre mort, le combattant essaie de rétablir une symétrie déontologique entre la mort qu’il délivre et celle qu’il accepte de recevoir.

Dans un second temps, les propos du général Lecointre se font plus critiques vis-à-vis de la place qui est accordée à cette singularité militaire française depuis la fin des années 1990. Il remarque que certaines de ses caractéristiques ont été mises de côté depuis la guerre froide, et avance plusieurs explications à ce phénomène.

La première, c’est la nécessité de profiter des dividendes de la paix. Par mesure d’économies, l’organisation des armées a été alignée sur celle du monde civil. Or les armées fonctionnent selon des logiques différentes que celles qui peuvent être observées dans le monde civil (discipline, importance de la hiérarchie, primat de l’opérationnel, etc.) pour permettre leur montée en puissance rapide. La suppression des logiques de stock, des niveaux de synthèse, par exemple, a désorganisé les armées. Il souligne le tournant de la professionnalisation des armées qui s’est concrétisée, selon lui, sous contraintes de ressources, et sans doute aussi pour des raisons politiques. Par ailleurs, il affirme que la banalisation des armées françaises s’est faite sans en mesurer les effets, notamment lors de la séparation des soutiens et des commandements (impacts sur la disponibilité des matériels et leur maintien en condition opérationnelle entre autres).

Une autre raison réside, selon le CEMA, dans le format expéditionnaire des armées françaises contemporaines. Cet état de fait suppose une distinction parfaite entre le territoire national, préservé du danger, et les théâtres d’opérations extérieures où l’on reconstitue la singularité militaire (réactivité, disponibilité, autonomie, stricte soumission au politique, éthique et honneur). Il donne l’exemple du commandement de l’opération Barkhane qui retrouve tous ces attributs pour conduire son action de façon efficace, alors que ce phénomène est « cassé » sur le territoire national. Le CEMA avance l’idée qu’il existerait la « crainte d’une trop grande singularité militaire ». Il est également possible de supposer que plus on s’éloigne du centre de gravité opérationnel des armées, plus celles-ci ont tendance à revêtir les caractéristiques d’une organisation bureaucratique. Il s’agit là de réflexions largement portées par la sociologie militaire dont plusieurs auteurs ont démontré les différences qui existent entre un système opérationnel et un système organisationnel au sein des armées (françaises et étrangères). Ces réflexions, et les propos du CEMA, font écho à la récente décision de la Cour de justice de l’Union européenne sur le temps de travail des militaires et sur une stricte distinction entre le personnel déployé en opération et celui dédié à des missions éloignées du champ de bataille.

Le général Lecointre conclut en affirmant qu’il faut « à tout prix restaurer cette singularité militaire. Il ne s’agit pas de moyens, de budgets ou de capacités, mais d’un mode de fonctionnement, d’une façon de penser ». C'est pourquoi il a fallu, par exemple, restaurer la position du CEMA, ou la capacité de déléguer aux chefs d'état-major d'armée des possibilités d’actions autonomes mêlant les niveaux organique et opérationnel par une nouvelle architecture budgétaire. La reprise sous l’autorité directe du CEMA des grandes directions et services (commissariat des armées, service de santé), ainsi que la réforme en cours qui tend à rapprocher le soutien des unités sur le territoire national, illustrent ces enjeux. Sans ces réformes, « les armées risquent de perdre leur singularité et donc leur efficacité ».

 

La LTN Trotoux est chercheuse Défense et société à l’IRSEM et doctorante en science politique. Ses objets de recherche relèvent principalement de la sociologie du militaire.
Contact : camille.trotoux@irsem.fr