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LE TADJIKISTAN : UNE EXCEPTION ? 

COL Stéphan Samaran

 

Le Tadjikistan semble échapper à l’actuelle vague de contestations post-électorales que connaissent d’autres pays de l’espace post-soviétique, comme la Biélorussie ou encore le Kirghizstan. En quoi ce pays d’Asie centrale, dont l’histoire est complexe et l’économie fragile, constitue-t-il une exception et quels facteurs pourraient en décider autrement ?

Lors des élections présidentielles du 11 octobre 2020, les citoyens du Tadjikistan ont réélu pour la cinquième fois Emomali Rakhmon, choisissant la continuité à une majorité de 90 %. Ces résultats n’ont fait l’objet d’aucune contestation, notamment de la part des quatre autres candidats, certes chefs de formation politique mais quasiment inconnus du public, en l’absence d’opposition depuis la mise hors la loi en 2015 du parti de la renaissance islamique du Tadjikistan, auparavant représenté au Parlement et désormais classé comme organisation terroriste. Cet événement, qui aurait pu passer inaperçu, à l’instar des précédentes élections en 2014, apparaît sous un jour nouveau dans le contexte de crise politique traversée par le Kirghizstan voisin, deux semaines après ses élections législatives remportées par la coalition présidentielle mais entachées de soupçons de fraude. Plus loin mais toujours dans l’espace post-soviétique, Minsk connaît son deuxième mois de contestations à la suite de la réélection du président Alexandre Loukachenko. Le Tadjikistan serait-il alors une exception, voire un îlot de stabilité ?

Une exception, le Tadjikistan l’est culturellement : seul pays persanophone d’Asie centrale ex-soviétique dans une vaste zone turcophone, il partage de nombreuses similitudes avec l’Afghanistan, peuplé pour un tiers de Tadjiks ethniques, parlant le dari, langue sœur du tadjik mais écrite comme le farsi en alphabet arabo-persan. Il a, à l’instar de tant d’autres États issus de l’éclatement de l’URSS, hérité d’un tracé de frontières particulièrement complexe mais il est le seul à se retrouver coupé de ses foyers historiques, Samarcande et Boukhara, attribués à l’Ouzbékistan voisin. Autre exception notable : il n’entretient aucune revendication territoriale à ce sujet.

Géographiquement, la situation du Tadjikistan est également exceptionnelle, avec un territoire de 143 100 km² (presque deux fois la superficie de la région Occitanie) occupé à 93 % par des montagnes : le massif du Pamir occupe l’intégralité de la région autonome du Haut-Badakhshan (40 % de la superficie totale du pays) avec trois sommets dépassant 7 000 mètres d’altitude (dont le point culminant, le pic Ismaïl Samani, ex-pic du Communisme, à 7 495 m), et la chaîne des monts Tian prend en écharpe la partie centrale des 60 % restant. Ce milieu naturel, très contraignant, influe depuis toujours sur l’activité humaine (faible superficie agricole utile et impossibilité saisonnière de la circulation par voie routière entre les régions), le mode de vie et les mœurs locales, entre Tadjiks des villes et Tadjiks des piémonts, avec toutefois pour tous la persistance d’un système clanique. La géographie a déterminé dans chaque vallée les caractères propres à ses habitants dont les familles se sont regroupées en clans et l’histoire du XXe siècle a fixé les relations d’allégeance ou de défiance entretenues par ces clans avec le pouvoir central.

Cette fragmentation en clans a été un facteur déterminant dans l’émergence d’une autre exception, la sanglante guerre civile qui a divisé le pays pendant ses cinq premières années d’indépendance (1992-1997), faisant plus de 70 000 morts dans une population de 5,5 millions d’habitants. Ce « traumatisme de l’enfance » de cette jeune république dès son accession à une souveraineté globalement non souhaitée est encore présent dans la mémoire collective. Il explique aussi l’attachement des électeurs, même si une proportion croissante d’entre eux est née après ces événements tragiques, à la personnalité d’Emomali Rakhmon, dont le culte se pare des titres officiels de « leader de la Nation » et surtout d’« instaurateur de la Concorde nationale ».

Cette belle unanimité durera-t-elle encore longtemps, dans ce pays le plus pauvre d’Asie centrale, dont les seules richesses sont l’eau et son abondante main-d’œuvre, fruit d’une démographie vigoureuse ? Estimée en 2020 à 9,5 millions d’habitants, dont officiellement un million (vraisemblablement le double en réalité) d’hommes âgés de 18 à 50 ans travaille à l’étranger, la population dépend pour sa survie de la situation économique des pays d’accueil, en particulier de la Russie. À cette situation s’ajoutent les complications nées des mesures de lutte contre la pandémie de Covid-19 : la fermeture des frontières russes ainsi que la moindre activité des chantiers de construction en Russie ont transformé nombre de Gastarbeiter en otages et privé leurs familles restées au pays de leur vraie source de revenus.

Dans un passé récent, certains de ces travailleurs migrants, sans renouvellement de contrat de travail et donc de permis de séjour, s’étaient montrés perméables à la propagande djihadiste, interdite au Tadjikistan mais très active en Russie. Plutôt que de rentrer au pays, déshonorés par la perte de leur statut de nourriciers (et incapables de rembourser l’aide de mise en route avancée par la famille ou le clan), beaucoup avaient rejoint les rangs de Daesh au Levant. D’autres, dans une situation comparable, pourraient demain faire le choix de rentrer mais pour se rassembler dans la clandestinité autour d’un chef de guerre charismatique. De tels personnages ont régulièrement émergé depuis 2001, le dernier en date ayant été en avril 2015 le colonel Gulmurod Khalimov, chef de l’OMON (forces spéciales du ministère de l’Intérieur) qui avait prêté allégeance à l’organisation État islamique dont il fut le « ministre de la Guerre » jusqu’à sa mort en Syrie en 2017. De fait, la menace intérieure a toujours été sérieuse, et les forces de défense et de sécurité ont dû à plusieurs reprises neutraliser des groupes armés dans l’une des vallées (Varzob, Gharm, Tavildara, etc.) au nord de la capitale Douchanbé.

À l’heure actuelle, le Tadjikistan, comme bien d’autres pays, traverse une crise économique, doublée d’une crise sociale, elle-même aggravée par la crise sanitaire. Cette dernière n’a d’ailleurs été officiellement reconnue que le 30 avril 2020, après de longues semaines de déni.

En revanche, la crise politique n’a pas eu lieu, sans doute grâce à la candidature d’Emomali Rakhmon, laquelle n’était pas l’hypothèse la plus vraisemblable au début de 2020. À l’époque, en effet, nombreux étaient ceux, à Douchanbé et ailleurs, qui déduisaient de la fulgurante ascension du fils, Roustam Emomali, maire de la capitale et, à seulement 32 ans, président de la chambre haute du Parlement, le montage d’un scénario de succession de type dynastique. Ce scénario n’est toutefois pas caduc car, en cas d’incapacité ou de démission d’Emomali, c’est bien Roustam, en tant que deuxième personnage de l’État, qui assurerait l’intérim avant de nouvelles élections, auxquelles il pourrait se présenter. L’issue du scrutin dans ce cas de figure pourrait être une élection suivie de contestations.

L’avenir pourrait donc réserver des surprises dans ce pays, sous le regard attentif de deux grandes puissances très présentes, la Chine et la Russie. Pour la première, qui partage avec le Tadjikistan une frontière de 430 km sans pour autant susciter les mêmes réactions d’antipathie qu’au Kazakhstan ou au Kirghizstan, l’enjeu est certes commercial mais aussi sécuritaire, du fait de la proximité d’une autre frontière tadjike, avec l’Afghanistan. La Chine a financé au Tadjikistan la rénovation d’infrastructures (routes, réseau électrique et centrale électrique au charbon), et pourrait selon des informations parues dans la presse posséder une base militaire secrète dans le Haut-Badakhshan. La Russie, quant à elle, maintient au Tadjikistan sa plus forte implantation militaire permanente hors de ses frontières : la 201e base militaire russe, dont les 5 000 hommes forment une brigade interarmes, appuyée par une escadrille d’hélicoptères armés. À ce dispositif il faut ajouter la station d’observation Okno de suivi optique des trajectoires extra-atmosphériques, appartenant aux forces spatiales, et un groupe d’environ 200 conseillers techniques des gardes-frontières du comité de la sécurité nationale. Pour Moscou, la stabilité du pays hôte est primordiale pour préserver le statu quo d’affichage de puissance dans les marges méridionales de sa zone d’influence.

Les clés de cette stabilité ne seraient donc pas détenues que par le seul Emomali Rakhmon : sans l’aide des institutions financières internationales, sans la générosité de la Chine et surtout sans la capacité de la Russie à employer des ouvriers tadjiks, la dégradation des conditions économiques et sociales serait propice à une remise en cause du régime, éventuellement soutenue par la propagande islamiste radicale.

 CARTE BR7VE COL SAMARAN

Le colonel Samaran a été attaché de défense au Tadjikistan de 2002 à 2005, puis de 2007 à 2010 et enfin de 2016 à 2020. Il est, depuis septembre 2020, directeur du domaine « Stratégies, normes et doctrines » à l’IRSEM.

Contact : stephan.samaran@irsem.fr