A La Une La Breve Strategique N 8

 

Télécharger en pdf

 

 

L’EUROPE ET LA NOUVELLE
GUERRE FROIDE SINO-AMERICAINE

Nicolas Regaud | 30.06.2020

 

En dépit d’une plus grande fermeté de l’Europe à l’égard de la Chine, la différence d’approche par rapport aux États-Unis est considérable, Washington s’engageant dans une nouvelle guerre froide et un « grand découplage » économique et technologique. L’Europe doit mieux en apprécier les conséquences stratégiques potentielles et agir pour préserver une relation transatlantique fondamentale pour sa sécurité.

 

Les États-Unis se sont engagés depuis deux ans dans une confrontation globale avec la Chine, fondée sur le constat de l’échec de la politique d’engagement poursuivie pendant des décennies, de l’assertivité croissante d’un régime autoritaire conduisant une politique irrespectueuse du droit international (mer de Chine), révisionniste de l’ordre international et coercitive tant à l’égard de sa propre population que des pays osant critiquer sa politique, comme l’Australie en fait aujourd’hui l’expérience.

Le discours du vice-président Mike Pence au Hudson Institute en octobre 2018 a constitué un marqueur du tournant radical de la posture américaine, disant de manière crue ce que la NSS de décembre 2017 indiquait en termes plus polis. Il y évoquait un « système orwellien » de contrôle de la population, la volonté de domination chinoise sur les technologies qui seront au cœur de l’économie mondiale de demain, un espionnage industriel massif, une Chine visant à « repousser les États-Unis hors du Pacifique Ouest » et à briser le système d’alliances dans la région. Depuis , l’« Approche stratégique des États-Unis à l’égard de la Chine », adoptée par la Maison-Blanche le 20 mai, explicite de façon détaillée la nature des défis posés par la Chine sur le plan des valeurs, de la sécurité et de l’économie, et présente les lignes directrices de la politique américaine visant à les relever.

De son côté, l’Europe a perdu sa « naïveté », comme le dit Josep Borrell, et l’UE, après avoir désigné la Chine comme un « rival systémique » en 2019, semble déterminée à mieux défendre ses intérêts – comme l’illustre la mise en place d’un mécanisme de contrôle des investissements étrangers – et à articuler sa politique chinoise autour de l’exigence de réciprocité, principe contesté par une Chine qui en voit très bien les risques pour son modèle capitaliste-autoritaire. Le récent sommet UE-Chine semble ainsi avoir eu pour principale vertu de parler sans fard des désaccords (Hong Kong, désinformation, droits de l’homme). Malgré le changement de ton côté européen, les différences transatlantiques sur l’art et la manière de faire face aux multiples défis chinois restent considérables. Bruxelles considère que les désaccords profonds avec Pékin ne doivent pas empêcher de coopérer avec elle sur des enjeux globaux comme le changement climatique, refusant le jeu à somme nulle qui semble prévaloir à Washington. Là, on ne parle plus que de nouvelle guerre froide, de great decoupling, de la nécessité pour les autres de « choisir leur camp ». À cet égard, les propos manichéens tenus en juin 2020 par Mike Pompeo sont à la fois éclairants et inquiétants pour les Européens, sommés de choisir « entre la liberté et la tyrannie ».

Les ingrédients d’un nouveau type de guerre froide sont bien présents et cela oblige les Européens à prendre en compte les conséquences potentielles d’une dégradation croissante des relations sino-américaines et d’un refus éventuel de choisir leur camp, position des deux tiers des Européens selon un récent sondage. À l’inverse, la politique chinoise conduite par l’administration américaine fait l’objet d’un consensus bipartisan, qui s’appuie sur une opinion qui considère à 90 % que la Chine constitue une menace. La nouvelle politique américaine à l’égard de la Chine se poursuivra, même si Joe Biden devait demain remporter les élections.

La crise de la Covid-19 a accéléré et amplifié la politique américaine visant à découpler l’économie de la Chine afin de réduire la vulnérabilité des chaînes d’approvisionnement, en particulier dans les domaines de haute technologie, ce qui passe par une incitation à relocaliser la production ou à la délocaliser dans des pays amis, et à encourager ces derniers à mener une politique comparable. Les États-Unis ont ainsi proposé à une demi-douzaine de pays de l’Indo-Pacifique de participer à l’Economic Prosperity Network, en vue de réduire leur dépendance à l’égard de la Chine. Le grand découplage passe également par un renforcement du contrôle des investissements étrangers (ceux en provenance de Chine sont passés de 25 milliards de dollars en 2017 à 3 en 2019), tandis que l’administration pourrait décider de « classer » de nombreuses technologies afin d’en contrôler l’exportation et les éventuelles réexportations au titre de la réglementation ITAR, avec ses effets en cascade sur la chaîne de production et d’exportation des Européens. Dans le même registre, la crainte est également forte que les États-Unis aient recours à des sanctions extraterritoriales à l’égard des sociétés étrangères, en particulier européennes, coopérant avec Huawei. Elles aussi seraient sommées de faire des choix drastiques.

Les Européens pourraient minimiser la gravité de la situation et considérer que, comme pour le dossier Huawei, ils parviendront à gérer ces nouvelles frictions, dans le cadre d’une relation transatlantique déjà très chahutée depuis trois ans. Ce serait néanmoins avoir une vision un peu courte des enjeux. Car le lien transatlantique pourrait être directement mis en cause en cas de crise ouverte, voire de conflit, entre les deux superpuissances.

Alors que le rapport des forces économiques en Indo-Pacifique penche à l’avantage de la Chine – dont le poids commercial est trois fois plus important que celui des États-Unis –, le rattrapage militaire chinois faisait dire en 2019 à l’amiral Davidson (US INDOPACOM) que les capacités de l’APL dans la région pourraient dépasser celles des États-Unis d’ici cinq ans. Dans un tel contexte, aggravé par l’unilatéralisme impulsif de la Maison Blanche et alors que déclarations belliqueuses et manœuvres militaires s’intensifient dans le détroit de Taïwan et en mer de Chine (multiplication des FONOPS américaines et des intrusions chinoises dans l’espace aérien taïwanais), les risques d’incident et d’escalade augmentent dangereusement. Comme l’ont illustré maints coups de force de Pékin depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping (poldérisation et militarisation en mer de Chine méridionale, prise de contrôle de Scarborough Shoal ou reprise en main de Hong Kong), Pékin assume de plus en plus une politique de puissance, agressive, sans trop s’inquiéter de ses conséquences en termes d’image. De nombreux ingrédients d’une crise ouverte sont réunis, la situation est très inquiétante.

Que se passerait-il en cas d’incident militaire grave et de crise ouverte entre les États-Unis et la Chine, de répression chinoise à Hong Kong, de conflit entre la Chine et Taïwan, comme le CEMA chinois, le général Li Zuocheng, en a rappelé récemment la possibilité.

Beaucoup d’Européens pensent qu’ils pourraient conserver alors la confortable position de spectateurs distants. De tels scénarios sont susceptibles de faire perdre aux Européens leur fragile unité, soulignant ainsi leur pusillanimité. Cela serait extrêmement préjudiciable car, de leur côté, les États-Unis attendraient d’eux une solidarité politique et diplomatique sans faille, voire un engagement de nature militaire, direct ou indirect. Ils leur demanderaient de choisir leur camp, et un éventuel refus de prendre parti pourrait avoir d’immenses et désastreuses conséquences sur l’Alliance.

C’est de cela qu’il s’agit désormais et les Européens qui renâclent à tourner leurs regards vers l’Indo-Pacifique devraient songer que le lien transatlantique – dont ils ont raison de considérer qu’il est un fondement de la sécurité européenne –est aussi en jeu, et sans doute de façon croissante, en Asie.

*

La récente proposition lancée par Josep Borrell à son homologue américain d’engager un dialogue centré sur la Chine constitue une étape importante et positive. Elle fait écho à l’intention manifestée en 2012 par Hillary Clinton et Catherine Ashton d’ouvrir un dialogue sur l’Asie-Pacifique, jamais suivie d’effets. Ce futur dialogue, que l’on peut espérer global et régulier, pourrait permettre de convaincre Washington que l’UE est déterminée à peser, à sa façon, sur les choix stratégiques et les pratiques inacceptables de Pékin. Ce faisant, les Européens pourraient entrer dans l’équation stratégique, préciser leurs lignes rouges, et contribuer autant que possible à prévenir une guerre froide à l’échelle planétaire et une crise ouverte alimentée par l’hubris et une mauvaise appréciation du rapport des forces. Pour cela, encore faut-il que les Européens s’accordent sur une vision stratégique commune et une stratégie globale – politique, économique et de sécurité – à l’égard de la Chine et de l’Indo-Pacifique. Cela relève de Bruxelles et des États membres, mais passe aussi par une intensification des échanges entre experts et chercheurs européens.

 

Nicolas Regaud est délégué au développement international à l’IRSEM. Docteur en science politique, il travaille notamment sur les questions stratégiques en Indo-Pacifique et la sécurité climatique.

Contact : nicolas.regaud@irsem.fr