Visuel BS 75

Télécharger la brève stratégique n° 75 - 2024

L’arsenalisation de la masculinité dans la campagne électorale de Donald Trump

Projet de genre masculiniste et risque sécuritaire

 

Florian Opillard

 

 

Alors que la menace sécuritaire de l’arsenalisation de la masculinité apparaît régulièrement à l'occasion d’attentats masculinistes aux États-Unis ou en France, la campagne électorale de Donald Trump a été l'occasion d’une mobilisation des réseaux masculinistes, pointant les enjeux sécuritaires au cœur du projet de genre du candidat.

 

 

Du point de vue de l’analyse stratégique, la violence des milieux masculinistes n’est pas une nouveauté. Les attentats commis par des personnes masculinistes revendiquées aux États-Unis sont maintenant nombreux. Le 23 mai 2014, par exemple, Elliot Rogers tuait 6 personnes après avoir laissé derrière lui un manifeste revanchiste contre les femmes ; le 23 avril 2018, Alek Minassian tuait 10 personnes (8 femmes) en fonçant dans une foule avec son véhicule. La liste est longue et ne se limite pas aux États-Unis, puisque des attentats masculinistes ont déjà été déjoués, ou ont effectivement eu lieu en France sous la forme d’attaque collective ou de féminicide.

La publication récente de la journaliste Pauline Ferrari « Formés à la haine des femmes » analyse par ailleurs ces mobilisations comme un problème sécuritaire, mais pointe l’angle mort des milieux du renseignement pour cette menace. Or, si l’on suit la chercheuse Stéphanie Lamy, il serait nécessaire de considérer les mobilisations masculinistes comme une menace terroriste et, en quelque sorte, de sécuritiser ces dérives pour adapter nos appareils policiers et judiciaires.

Si ces projets d’attentats sont souvent le fruit d’une radicalisation en ligne, à la suite d’une socialisation récente aux réseaux de la « manosphère », leurs auteurs sont par ailleurs connectés aux réseaux de l’extrême droite, avec qui ils partagent une représentation des rôles de genre réactionnaire et une appétence pour l’action violente.

Alors, si les milieux masculinistes sont effectivement une menace sécuritaire, que peut signifier le retour au pouvoir de Donald Trump après une campagne électorale épaulée par des promoteurs de cette idéologie ? Autrement dit, quels seront les effets du « projet de genre », pour reprendre l’expression de Josselin Tricou, au cœur non seulement des politiques de cette nouvelle administration, mais aussi à l’intérieur d’un électorat qui semble avoir adhéré à cette idéologie, a minima par volonté de priver une femme de l’accès à la fonction suprême ?

La campagne électorale de Donald Trump, en cette année 2024, a été, plus encore que celle de 2016 et de 2020, l’occasion d’une instrumentalisation des questions de genre. Alors que Kamala Harris pensait profiter du gender gap dans la répartition des votes, cristallisant une bonne partie de sa stratégie autour de la lutte pour le droit à l’avortement, cette stratégie n’a pas semblé aussi mobilisatrice que celle de son adversaire. Pire, le vote des femmes blanches de catégories sociales inférieures est majoritairement allé vers Trump.

Si Trump n’a pas choisi de faire campagne pour une interdiction totale de l’avortement, il s’est volontairement appuyé sur plusieurs personnalités clés au sein de la nébuleuse masculiniste en ligne pour diffuser des positions ouvertement misogynes. Celles-ci, activement sollicitées par ses équipes de campagne, ont profité de cette visibilité pour mettre à l’agenda de fausses informations liées au genre, et plus précisément les topoï de la droite réactionnaire états-unienne concernant les politiques d’accompagnement pour les transitions de genre.

Cette stratégie n’est pas, en tant que telle, surprenante pour les sciences sociales. Lire, par exemple, l’ouvrage de Josselin Tricou sur la masculinité des prêtres, permet d’observer des « “guerres de positions” et l’éventuelle constitution de “blocs historiques” au cœur des luttes collectives centrées sur le genre et la sexualité » (p. 48). Avant cela, l’anthropologue Mélanie Gourarier avait elle-même étudié des groupes masculinistes – les « Incels », pour célibataires involontaires – pour décrypter les mobilisations collectives d’hommes qui érigent la haine des femmes comme marqueur identitaire.

Cette tendance au « retour de bâton » (généralement appelé Backlash) est aussi un lieu commun des sciences sociales. Cette expression précise qu’à une période d’intense conquête pour les droits des femmes et des minorités de genre correspondent souvent des mobilisations conservatrices, voire réactionnaires et revanchistes. Francis Dupuy-Déri a par ailleurs analysé les représentations de la « crise de la masculinité » au cœur de l’idéologie masculiniste. Cette crise serait provoquée par la relativisation du pouvoir des hommes, voire la prise de pouvoir des femmes, et contribuerait à retirer aux hommes  un peu de leurs attributs identitaires, au premier rang desquels la domination physique et le pouvoir de contrôler le corps des femmes, notamment sur les questions reproductives.

Ce sont ces représentations de la crise de la masculinité, et la volonté d’une reconquête, qui mènent des personnalités telles que l’influenceur masculiniste états-unien Nicholas Fuentes à déclarer à propos des résultats de l’élection présidentielle : « Your body, my choice. You will never control your bodies. Men win again. There will never, never ever, be a female president ever, it’s over. » Pour en arriver à de telles déclarations, il a fallu qu’un travail militant soit patiemment réalisé en ligne par des réseaux très organisés et visibles aux États-Unis, généralement qualifiés par la recherche de « manosphère ». Ces réseaux sont essentiellement présents sur des forums en ligne, et participent via des streamers très suivis à la construction de communautés affinitaires autour de motifs masculinistes, libertariens ou ultra-conservateurs. Ainsi, le streamer Joe Rogan, qui produit le podcast le plus écouté au monde sur la plateforme Spotify, devient – certes tardivement – un ardent soutien de Elon Musk et de Donald Trump, comme c’est aussi le cas pour d’autres podcasteurs masculinistes mobilisés pour l’occasion. Ils offrent ainsi une plateforme de visibilité et un accès aux électeurs qui adhèrent au mythe de la crise de la masculinité.

Dès 2020, Marie-Cécile Naves précisait les contours de ces politiques masculinistes dans la première législature Trump. Ces politiques ciblaient les droits des personnes LGBT+ et les régulations environnementales, poussaient pour l’assignation des femmes aux tâches reproductives et usaient de performances machistes dans l’arène publique. Ce constat est cependant déjà daté. L’instrumentalisation des réseaux masculinistes par la campagne républicaine a de fait franchi un cap dans les promesses de retour en force de la violence envers les femmes et les minorités de genre. À ce titre, les mesures politiques récentes de l’État de Floride sont certainement les prémices de ce projet de genre, dans lequel l’interdiction de l’enseignement sur l'identité de genre et l’orientation sexuelle, l’interdiction des traitements d’accompagnement pour les transitions de genre ne sont que la face émergée d’une arsenalisation de la masculinité, dont les conséquences se feront sentir bien au-delà des mesures sur les droits de ces minorités.

Deux conséquences doivent ici nous intéresser, en tant que chercheurs en sciences sociales concernés par les questions stratégiques. 

D’une part, ce processus d’arsenalisation aura des incidences importantes sur la recomposition des mobilisations féministes états-uniennes, et sur leur articulation à l’économie politique promue par l’administration Trump. Il est utile ici de relire comment Nancy Fraser décrivait, au cours de la décennie Obama, les effets de l’articulation entre féminisme et néolibéralisme. Celle-ci est décrite comme donnant « au néolibéralisme une sorte de charisme et de légitimité, lui permettant d’utiliser notre idéal émancipateur et libérateur comme un outil de légitimation, ou un alibi pour un nouveau régime d’économie politique régressive ». Peut-être peut-on voir dans le regain de cette masculinité virile une réaction à cette libéralisation des luttes féministes, dont les défenseurs les plus libéraux ont été de fervents soutiens publics de Kamala Harris. Il faudra être attentif à la recomposition de la sphère du féminisme sous les coups de boutoir d’une masculinité en armes et du projet d’économie politique trumpiste.

 

D’autre part, l’arsenalisation de la masculinité doit pousser à s’interroger sur le potentiel de violence qu’elle sera en mesure de libérer et sur la capacité d’une administration à protéger les futures cibles des attaques masculinistes, alors même que cette idéologie est promue au plus haut sommet de l’État. Si, prises isolément, les mobilisations masculinistes ne semblent pas encore faire craindre des troubles à l’ordre public, et encore moins à la sécurité nationale, leur articulation avec les réseaux de l’extrême droite devrait préoccuper, comme le précédent de l’attaque du Capitole a pu l’illustrer. Les motifs de lutte, quels qu’ils soient, ont bien souvent pour propriété de circuler. L’appropriation par des militants français de cadrages issus des milieux états-uniens devrait donc faire l’objet d’une attention particulière.

 

Florian Opillard est chercheur en sociologie à l’IRSEM. Ses travaux portent sur la sécurisation du changement climatique et les études de genre.

Contact : florian.opillard@irsem.fr