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Télécharger la brève stratégique n° 74 - 2024

Quelles options pour l’opération terrestre au Liban ? 

GBR (2S) Olivier Passot

 

Après un an de guerre à distance contre le Hezbollah, les Israéliens ont décidé de déclencher une opération terrestre au Liban. Il convient de s’interroger sur les options militaires d’une telle campagne, alors que Tsahal est usé par un an de guerre à Gaza et que ses effectifs viennent à manquer pour tenir les différents fronts.

 

Au lendemain du 7 octobre 2023, le Hezbollah s’est mis à lancer des projectiles sur le territoire israélien, en solidarité avec le Hamas. C’est ainsi qu’a débuté une confrontation limitée, de part et d’autre de la Ligne bleue (LB) qui tient lieu de frontière entre Israël et le Liban. Durant les 11 mois qui ont suivi, Israël a riposté par des tirs depuis le sol israélien et par des frappes aériennes, en augmentant inexorablement l’intensité de ces frappes. Alors que le Hezbollah cherchait à éviter l’escalade, les Israéliens portaient des coups de plus en plus durs aux capacités et aux cadres du Hezbollah. Puis, le 23 septembre 2024, ils ont déclenché une campagne de bombardements massifs sur l’ensemble du territoire libanais, y compris sur des zones résidentielles, éliminant au passage Hassan Nasrallah. Le 30 septembre, les Forces de défense d’Israël (FDI) ont conduit les premières incursions terrestres en territoire libanais depuis 2006.

Les Israéliens ont ainsi pris le risque d’ouvrir un nouveau front dans une guerre désormais régionale, puisqu’ils sont toujours engagés contre le Hamas et d’autres groupes armés à Gaza et en Cisjordanie, tout en poursuivant des duels à distance avec l’Iran et les houthistes et en conduisant des frappes en Syrie. 

Officiellement, l’invasion israélienne est justifiée par la nécessité de garantir la sécurité des habitants des frontières nord d’Israël et de permettre leur retour. Bien que compréhensible, cette approche mérite d’être questionnée au regard du rapport coût/bénéfice attendu et des options militaires envisageables.

Compte tenu du fragile équilibre politique en Israël, il n’est pas certain que l’état-major dispose d’orientations suffisamment précises pour déterminer l’objectif stratégique. Cet état-major doit toutefois élaborer différentes options militaires qu’il soumet au cabinet de guerre dans le cadre d’un dialogue permanent. Le chef d’état-major est suffisamment proche de l’échelon politique pour déterminer ses objectifs et ses contraintes, même en l’absence de directives précises. Tablons sur quatre hypothèses principales sur lesquels repose le travail de planification :

L’objectif stratégique d’Israël au Liban est de réduire les capacités militaires du Hezbollah, afin que la milice ne représente plus une menace pour Israël au cours des prochaines années. L’attrition du Hezbollah doit être maximale dans la zone sud du Liban, de façon à limiter les départs de roquettes à courte distance et à protéger les civils vivant dans le nord d’Israël, en complément du Dôme de fer[1].

L’option militaire retenue privilégiera un volume de forces limité. Le théâtre libanais n’est pas le seul front actif et Tsahal manque de soldats pour remplir toutes ses missions. Le recours à un nombre croissant de réservistes coûte cher à l’économie et à la nation tout entière. Les FDI sont usées par un an de guerre à Gaza où elles ont subi de lourdes pertes.

L’intensité de la campagne conduite au Liban dépendra de l’activité sur les autres fronts. Les FDI ne pourront pas soutenir des opérations majeures et décisives au Liban si elles sont « fixées » dans le même temps par le Hamas, par l’Iran ou par un autre adversaire.

À titre personnel, M. Netanyahou a intérêt à ce que la guerre (au Liban ou ailleurs) dure le plus longtemps possible, même à faible intensité. Maintenir la nation mobilisée lui évite de devoir rendre des comptes sur le plan politique et judiciaire et lui permet de rester en fonction.

Autrement dit, l’état-major peut planifier des opérations dans la durée mais ne peut compter sur des effectifs importants – en tout cas à court terme. Cette contrainte est difficilement compatible avec la nécessité d’obtenir une sécurisation rapide de toute la frontière nord et donc le retour des habitants déplacés.

Dans ces conditions, on peut entrevoir trois options militaires pour cette campagne au Liban :

Occupation militaire de la région Sud : les FDI se déploient massivement dans toute la région Sud, afin de garantir la sécurité de leur frontière nord en contrôlant la reconstruction des zones détruites, le retour des populations et la mise en place d’une gouvernance indépendante du Hezbollah.

Cette option présenterait des éléments de comparaison avec les opérations conduites en 1978 et en 1982, cette dernière ayant été suivie d’une occupation militaire de 18 ans. Elle serait la plus susceptible de garantir la tranquillité des habitants du nord d’Israël et de prévenir la régénération du Hezbollah. Elle permettrait de contrôler la reconstruction d’une région dévastée et d’accompagner la transition politique.

Toutefois, son occurrence est peu probable car, d’une part, les Israéliens pourront difficilement s’appuyer sur des troupes supplétives qui leur soient favorables, comme l’était l’Armée du Liban Sud entre 1976 et 2000. Sauf à imaginer une guerre civile qui créerait des scissions au sein de la société libanaise, Israël n’a personne aujourd’hui sur qui s’appuyer. Or une armée d’occupation peut difficilement contrôler une grande région sans supplétifs locaux. D’autre part, les Israéliens n’ont plus la capacité de mobiliser assez d’hommes dans la durée pour conduire une telle occupation. Il leur faudrait au moins deux divisions en territoire libanais en permanence[2]. Et enfin, les moyens d’agression contre une force d’occupation étant beaucoup plus puissants que dans les années 1980-1990 (IED, drones armés, etc.), les Israéliens subiraient des pertes inacceptables par l’opinion publique.

En résumé, une occupation militaire de la région Sud nécessiterait un effort plus important que celui qui a été fourni pendant un an à Gaza, ce qui ne paraît pas soutenable pour Tsahal. 

Sanctuarisation de la bande frontalière : les FDI se déploient tout le long de la LB, sur une bande de 1 à 5 km au nord du territoire israélien. Tsahal établit une zone-tampon dans laquelle le Hezbollah ne pourra pas s’établir, même de manière dissimulée ou souterraine.

Ceci implique de renforcer la LB en effectuant d’énormes travaux du côté libanais : renforcement des structures en béton, fossés, minage, installation d’armes et de capteurs téléopérés. Une telle zone-tampon supposerait également de repousser les zones urbanisées de plusieurs centaines de mètres à l’intérieur du territoire libanais et de mettre en place un glacis sans arbres ni haute végétation. Une telle opération nécessiterait de maintenir le déploiement militaire actuel pendant un ou deux ans et de mobiliser des moyens du génie considérables (3 ou 4 divisions de part et d’autre de la LB). Cette option est plausible mais elle soulèverait probablement une vague de contestation internationale considérable, en raison des sacrifices imposés à la population libanaise.

Déploiement ponctuel et itinérant de bases avancées : les FDI se déploient au nord de la LB dans des bases très protégées (type FOB – Forward Operational Base), voire des bulles de déni d’accès avec une faible empreinte au sol.

En nombre réduit (peut-être deux ou trois simultanément le long de la LB), ces bases servent avant tout à protéger les unités de génie dédiées aux travaux de sécurisation, dans les secteurs les plus critiques de la LB. Elles peuvent aussi servir de plateformes pour lancer des raids sur un objectif ponctuel dans un rayon de quelques kilomètres : cache d’armes repérée par un vecteur aérien ou site de départ de roquettes. Les bulles de protection se déplacent au gré des opérations de sécurisation et de valorisation de la barrière de sécurité. Cette option nécessite le déploiement permanent de deux ou trois bataillons en territoire libanais, appuyés par une à deux divisions le long de la LB et beaucoup de moyens technologiques. Elle permettrait à la fois de protéger les populations civiles au nord d’Israël, de maintenir un état de guerre prolongé (objectif personnel du Premier ministre), tout en étant à la portée des FDI en matière d’effectifs.

Alors que les FDI sont fatiguées par un an de guerre, l’état-major pourrait privilégier le scénario le moins consommateur en soldats mais aussi le moins ambitieux. Reste que ces trois options peuvent être combinées entre elles ou bien être articulées avec les actions dans les autres milieux (air, mer, cyber). Surtout, elles sont conditionnées par les équilibres politiques qui déterminent la coalition conduite par M. Netanyahou.

 

Le GB (2S) Olivier Passot a servi plus de dix ans au Moyen-Orient, au contact de diverses forces armées, dont celles d’Israël. Après avoir été directeur de domaine à l’IRSEM, il y est chercheur associé.



[1] Le Dôme de Fer ne protégeant pas contre les projectiles à très courte portée, les FDI doivent sanctuariser la frange des trois kilomètres au nord de la LB si elles veulent mettre à l’abri des roquettes et obus les communautés israéliennes frontalières.

[2] Ce volume est indicatif : les contraintes varient considérablement selon que la zone est peuplée de 800 000 personnes (avant la guerre) ou vide d’habitants (comme aujourd’hui). En outre, au moins 3 divisions doivent être déployées au nord d’Israël en appui permanent.