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LE RENFORCEMENT DE LA COOPÉRATION MILITAIRE ENTRE SINGAPOUR ET LA CHINE

Quels enjeux pour la cité-État ?

 

Carine Pina

 

Depuis ces dernières années, la Chine et Singapour développent leur coopération en matière militaire. La Chine mène une diplomatie de défense très active à Singapour en réponse à celle conduite par les États-Unis dans la région. Pour la cité-État, il s’agit de continuer à maintenir des relations équilibrées avec les deux puissances, une position qui semble être un peu plus délicate à l’heure actuelle.

 

 

Entre le 28 avril et le 1er mai 2023, la Chine et Singapour ont effectué conjointement une série d’exercices maritimes militaires impliquant quatre navires. L’Armée populaire de libération (APL) y a participé avec la frégate Yulin (Type 054A/OTAN Jiangkai II) et le dragueur de mines Chibi (Type 082/OTAN Wosao I). La marine de la République de Singapour était représentée par la frégate furtive de classe Formidable (RSS Intrepid (69)) et le Punggol, navire de lutte contre les mines de classe Bedok. La phase terre de ces exercices comprenait un travail de construction de planning commun et des échanges professionnels amenant à une réflexion partagée autour de leur déroulement. En mer, les troupes navales ont effectué une série de manœuvres incluant l’atterrissage/décollage des hélicoptères de l’ALP (Marine) sur la frégate RSS Intrépide, des tirs d’artillerie, des approches pour le ravitaillement en mer, des exercices de recherches et secours, ainsi que des échanges de communications. Les navires chinois ont ensuite participé à l’exposition internationale IMDEX.

Il s’agissait du deuxième exercice sous pavillon bilatéral, prévu dans la coopération militaire sino-singapourienne : le premier du genre avait eu lieu en 2015 et n’avait pu être reconduit en raison de la pandémie de COVID. La reprise de ces manœuvres avait été entérinée par les deux ministres de la Défense en novembre 2022 à Xi’an (Chine). Néanmoins, en 2021, ont eu lieu à deux reprises des exercices bilatéraux dits de passage (PASSEXes), ne nécessitant pas de contacts directs, dans les eaux internationales des mers de Chine du Sud.

Au mois de juin 2023, le conseiller d’État et ministre de la Défense chinois, le général Li Shangfu, arrivait à Singapour pour le deuxième dialogue interministériel avec son homologue, le Dr Ng Eng Hen, ainsi que pour participer au dialogue Shangri-La. Les deux ministres ont discuté de la situation sécuritaire de la région et du renforcement de la coopération de défense entre la Chine et l’ASEAN. Ils ont aussi convenu de la signature d’un mémorandum pour l’ouverture d’une ligne directe entre le secrétaire permanent de la Défense de Singapour, Chan Heng Bee, et le lieutenant général Jing Jianfeng, chef adjoint de l’APL du département d’état-major conjoint de la Commission militaire centrale. L’existence d’une ligne directe permettait, avec la signature en juin 2022, entre les deux États, d’un accord sur l’approfondissement des échanges académiques et de formation militaire, de concrétiser l’ensemble des éléments de coopération bilatérale prévus dans le texte d’amendement de l’accord de coopération de défense signé le 20 octobre 2019. Ce texte représentait une étape dans les relations de coopération de défense entre les deux États, débutées avec l’accord de coopération en matière de défense en 2008. L’amendement de 2019 prévoyait effectivement de nouveaux domaines, tels qu’un accord de soutien logistique, une ligne directe, des rencontres régulières entre ministres de la Défense, le développement d’exercices communs et le renforcement des échanges académiques et de formation.

La diplomatie de défense chinoise à Singapour illustre une nouvelle fois la volonté de Pékin d’élaborer son propre portefeuille de partenariats de défense en Asie du Sud-Est et dans la région Asie Pacifique pour remodeler l’architecture sécuritaire, si ce n’est à son avantage, du moins pour qu’elle ne lui soit pas défavorable. De fait, l’activité diplomatique de défense chinoise se développe en parallèle de celle des Américains dans la région et s’inscrit dans la compétition croissante que les deux puissances s’y livrent. À titre d’exemple, les exercices conjoints d’avril-mai 2023 entre Pékin et Singapour ont eu lieu juste après les exercices conjoints entre les Philippines et les États-Unis au cours desquels ces derniers ont déployé 17 000 personnels. En janvier 2023, Singapour a participé à des manœuvres conjointes avec les États-Unis et en août 2022 aux exercices Super Garuda réunissant 12 nations.

Singapour est présentée par le département d’État américain comme l’un de ses partenaires les plus solides en Asie du Sud-Est. Leur coopération militaire a connu aussi un tournant notable en 2019 avec la signature de l’accord renouvelant le protocole d’accord de 1990 concernant l’accès des États-Unis aux infrastructures de Singapour et le protocole d’accord sur la formation de l’armée de l’air de la République de Singapour sur la base aérienne d’Andersen aux États-Unis. Le commandement américain pour l’Indo-Pacifique a également augmenté de 12 % son personnel à Singapour entre 2018 et 2019 et la cité-État est de loin le premier acheteur de matériel militaire américain en Asie du Sud-Est. Entre 2019 et 2021, les États-Unis ont autorisé l’exportation permanente de matériel de défense pour un montant de 26,3 milliards de dollars à Singapour. Enfin, plus de 1 000 personnels militaires singapouriens sont actuellement formés et entraînés aux États-Unis.

Singapour suit, quant à elle, une ligne de conduite immuable : elle coopère militairement avec tous les États. Elle mène des coopérations et des exercices avec l’Inde, l’Australie, la Grande-Bretagne, le Japon, etc. En ce qui concerne la Chine et les États-Unis, les dirigeants de Singapour martèlent qu’ils ne veulent pas choisir et qu’un affrontement entre Pékin et Washington serait catastrophique pour la région. En effet, depuis la reprise des relations diplomatiques de Singapour avec la Chine (1991), la cité-État veille à maintenir un équilibre avec les deux grandes puissances dans tous les domaines : économiques, politiques et militaires. Petit État (728,6 km) avec une population en majorité d’origine chinoise, Singapour s’efforce depuis son indépendance de construire sa propre nation reposant sur une sinité différente de celle du continent et rejetant tous les éléments qui pourraient amener ses voisins immédiats (Malaisie et Indonésie) à la considérer comme un poste avancé de la Chine. 

Devenue l’une des économies les plus développées de la région avec une croissance fulgurante et un PIB/hab. avoisinant les 66 069 euros (2022), Singapour veut conserver sa place de hub technologique et financier, ouvert à l’immigration hautement qualifiée et aux investissements étrangers, américains et chinois compris. Cependant ce positionnement de passerelle semble être de plus en plus difficile à tenir dans le contexte de la compétition croissante entre Pékin et Washington. Comme le souligne le chercheur Ja Ian Chong, pour que cela soit viable il faut réunir deux conditions. La première est de ne pas privilégier l’un ou l’autre, ce que fait Singapour. La seconde réside dans l’existence d’intérêts partagés (économiques, politiques) entre les États-Unis et la Chine afin de ne pas aller à l’encontre de l’un ou l’autre et risquer des contre-mesures lorsque la cité-État coopère avec l’un ou l’autre. Cette deuxième condition semble être aujourd’hui mise à mal. Ainsi, le matériel militaire de Singapour étant en grande partie de fabrication américaine, un partage trop important avec l’APL lors des exercices communs pourrait « potentiellement » poser des problèmes. Cette situation pourrait pousser Singapour à trouver une « troisième voie » en renforçant ses partenariats, militaires compris, avec d’autres États (ASEAN, Europe). Citons, à titre d’exemple, le protocole d’accord signé en mars 2023 entre l’Agence des technologies et sciences de défense de Singapour et l’entreprise suédoise SAAB pour le développement et la conception de six navires de guerre multifonctionnels en remplacement de six corvettes de classe Victory. Les entreprises européennes MDBA, Thales, Leonardo ont été citées comme faisant partie du projet. Ce marché atteindrait 1,2 milliard de dollars US.

Le partenariat entre Singapour et les entreprises européennes de défense n’est pas nouveau, mais semble aujourd’hui d’autant plus bienvenu pour Singapour qu’il lui permet de poursuivre sa ligne de conduite de non-choix entre Washington et Pékin. La cité-État n’a pas pour autant résolu, du moins pas encore, tous les points de discorde susceptibles de déstabiliser cette position. Ainsi en est-il de l’arrivée et de l’installation croissantes de ressortissants chinois hautement qualifiés, ou de riches investisseurs et leur famille, faisant conjecturer une plus grande influence chinoise à Singapour.

Dr Carine Pina est chercheuse Chine à l’IRSEM.

Contact : carine.pina@irsem.fr