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Pourquoi le Japon crée-t-il une « aide publique à la sécurité » (OSA)?

Marjorie Vanbaelinghem

  

Avec le lancement d’une « aide publique à la sécurité » (Official Security Assistance), le Japon avance résolument dans la revue de sa politique de défense. L’initiative permet au gouvernement japonais de financer des équipements et des infrastructures militaires dans des pays affinitaires, donc de sécuriser son voisinage et d’accroître sa crédibilité vis-à-vis de ses partenaires régionaux. Il s’agit aussi de renforcer la base industrielle et technologique de défense (BITD) du pays et de trouver de nouveaux leviers d’influence, sans renoncer à son idéal pacifiste.

 

L’une des initiatives les moins remarquées ou commentées dans la National Security Strategy (NSS) dévoilée en décembre 2022 par le Premier ministre Kishida est l’Official Security Assistance (OSA) ou « aide publique à la sécurité » (nom calqué sur l’aide publique au développement, ou ODA, Official Development Aid). En comparaison avec les autres annonces faites en matière de budget ou de posture de défense (dont la capacité de contre-attaque), l’OSA peut en effet paraître moins spectaculaire et moins révolutionnaire. Les détails de l’initiative n’ont par ailleurs été précisés que le 5 avril dernier. L’OSA consiste en des lignes de crédit accordées à des pays « affinitaires », préalablement déclarés éligibles, afin de financer l’achat de matériels ou la construction d’infrastructures utiles à la sécurité et à la défense. L’objectif, aux termes de la NSS, est d’« améliorer les capacités de défense ainsi que les éléments capacitaires de sécurité et de dissuasion d’États affinitaires de façon à prévenir des tentatives unilatérales de changement du statu quo par la force, à assurer la paix et la stabilité de l’Indopacifique en particulier, et à créer un environnement de sécurité favorable au Japon ». Il est prévu que les États éligibles et souhaitant bénéficier de l’OSA fassent leurs demandes par l’intermédiaire des ambassades japonaises. Au terme d’une concertation interministérielle, un prêt garanti sera concédé à l’État demandeur pour l’acquisition auprès d’une entreprise japonaise et le processus fera l’objet d’un accord intergouvernemental. Le Japon, pour la phase expérimentale de l’initiative, a désigné quatre pays récipiendaires : Fidji, les Philippines, le Bangladesh et la Malaisie.

L’initiative s’inscrit dans le cadre et en continuité avec plusieurs caractéristiques de la politique extérieure japonaise. Les règles qui la sous-tendent suivent ainsi les « trois principes » régissant depuis 2014 tout transfert d’armement, et tirés du référentiel onusien : les exportations ne doivent violer aucune résolution de l’Assemblée générale des Nations unies ou intervenir dans un pays sous opération de maintien de la paix, elles doivent uniquement viser la préservation de la paix mondiale ou la sécurité du Japon, et les gouvernements récipiendaires doivent obtenir l’accord du Japon en cas d’usage différent ou de transfert vers un État tiers. Le tout vise à assurer le public japonais et la communauté internationale du caractère bénin de ces transferts et du respect du renoncement à la guerre inscrit dans la Constitution japonaise. D’ailleurs, le ministère des Affaires étrangères a précisé que, pour 2023, les matériels concernés seraient des antennes radio, des systèmes de surveillance radar et de communication, des drones d’observation, ainsi que peut-être des patrouilleurs maritimes de petit tonnage, c’est-à-dire des matériels strictement non offensifs – manière de mettre l’accent sur l’aide à la « dissuasion ». Au-delà de la contiguïté affichée entre ODA et OSA, l’initiative poursuit l’intensification des efforts japonais dans le champ de la sécurité et de la défense hors des frontières nationales. L’ODA avait vu son périmètre inclure progressivement les moyens de maintien de l’ordre en mer (bâtiment multi-tâches et avions de surveillance maritime). Enfin, les quatre premiers pays cibles sont loin d’être des conquêtes : Dacca est un important récipiendaire d’ODA, les Japonais aident aussi considérablement les Fidji, et leurs forces d’autodéfense fournissent depuis 2010 une aide au renforcement capacitaire de nombreux pays d’Asie du Sud-Est, en particulier aux Philippines, sous forme d’opérations de déminage, de formations et de dons de matériel. Il n’y a donc rien de très nouveau et on pourrait presque dire qu’il s’agit de perpétuer la diplomatie du chéquier sous une nouvelle forme – au lieu de donner, on vend à crédit.

Pourquoi alors lancer une telle initiative ? C’est justement une manière d’évoluer à bas bruit, sur la base de l’existant, et dans le cadre des contraintes qui continuent à peser sur le Japon. L’OSA relève de l’approche globale de la sécurité japonaise et s’articule avec l’augmentation du budget et la nouvelle posture de défense, pour contribuer au « renforcement de l’architecture de sécurité globale » souhaitée par le gouvernement Kishida, et qui s’appuie sur des « moyens diplomatiques, de défense, économiques, technologiques et de renseignement ». Même dans un contexte de forte montée des tensions, où plusieurs Premiers ministres successifs ont explicitement évoqué le risque de guerre (Abe déclarant qu’un conflit à Taïwan serait un conflit impliquant le Japon, Kishida affirmant que l’Asie pouvait demain subir le sort de l’Ukraine), le Japon ne pèsera jamais comme pourvoyeur direct ou en tout cas massif de forces combattantes. Malgré les intentions de renforcement du budget militaire, la défense japonaise reste entravée par une démographie en berne et par l’acceptation sociale limitée d’éventuelles missions de combat pour les Forces d’autodéfense japonaises. Enfin, même si les autorités ont pris l’habitude d’interpréter l’article 9 de la Constitution, celui-ci continue de poser une limite.

L’OSA est donc un outil politique qui permet le développement d’une diplomatie de défense japonaise. Cela explique le choix de son rattachement au ministère des Affaires étrangères japonais, et en particulier à la direction de la sécurité politique (et non pas à celle chargée du développement, qui supervise l’ODA), même si les décisions seront formellement prises de concert avec le National Security Secretariat (qui dépend du Premier ministre) et le ministère de la Défense. Il est même probable que les demandes seront suscitées et orientées par les ambassades japonaises et que la mise en œuvre impliquera à terme une révision des trois principes en matière de transfert d’armement et une interprétation souple des critères de démocratie et de droits humains, l’idée étant de pouvoir servir des pays comme le Vietnam. Le Japon s’adapte ainsi à un contexte d’opportunités et de rivalités accrues. En effet, à la concurrence pour l’aide dans la construction d’infrastructures en Asie-Pacifique se superpose aujourd’hui celle pour participer au réarmement mais surtout à la réorganisation des forces armées de plusieurs pays de la région. La Corée du Sud s’affirme comme un exportateur d’armement majeur, les assistances chinoise et américaine s’étendent dans des périmètres de plus en plus larges et l’Australie accroît également les moyens de sa coopération de défense. Enfin, l’architecture de sécurité en Asie évolue rapidement et l’OSA permettra au Japon de profiter des velléités de diversification de nombre de pays de la zone. Les principaux écueils pourraient être le budget de l’initiative, encore modeste (2 milliards de yens pour 2023 – environ 13 millions d’euros –, 7 milliards pour 2024) comparé à l’ODA japonaise (570 milliards pour 2023), même s’il a vocation à augmenter. Aux difficultés à financer l’ensemble du paquet défense annoncé en décembre 2022 s’ajoute la question de la fiabilité des récipiendaires. Par ailleurs, au-delà des actuelles restrictions à l’export, l’autre frein sera l’organisation de la BITD japonaise, très éclatée, et ses prix très élevés. L’OSA doit toutefois servir à faire évoluer le secteur : Kawasaki Heavy Industries a opportunément annoncé une baisse des coûts de production de son avion de transport C-2 juste avant que les détails de l’OSA ne soient officiellement dévoilés. D’autres questions restent en suspens : les Japonais vont-ils laisser d’autres matériels que les leurs être ainsi financés, si cela sert la stabilité régionale ? Quels critères à l’éligibilité des pays ? Le cas récent du retrait par le Japon d’une ligne d’ODA pour un projet de transport ferroviaire birman, à cause de la situation politique locale, montre la complexité des décisions à prendre.

L’OSA constitue une manière d’avancer tout en conservant l’approche globale de la sécurité caractéristique de la politique japonaise, qui est un atout pour mettre le pays au centre des questions de sécurité en Asie. Ni les pays de l’ASEAN, ni ceux de l’Asie méridionale ou du Pacifique ne souhaitent en effet de chef de file trop affirmé, clivant ou belliciste. D’un autre côté, la question récurrente, pour les gouvernements japonais, est celle de leur crédibilité sur la scène internationale en matière de défense et de sécurité. L’administration japonaise laisse entendre que l’OSA pourrait servir à de l’assistance militaire vers des pays non asiatiques – peut-être même l’Ukraine –, ce qui aiderait à démontrer aux États-Unis sa fiabilité et son utilité comme allié et peut-être à gagner un partenariat plus étroit encore avec l’OTAN. L’OSA constitue en cela une mise en œuvre concrète – mais pas trop visible ou alarmante – des propos du ministre de la Défense Hamada au dernier Shangri La Dialogue, appelant à une politique de défense reposant à la fois sur le dialogue et la dissuasion.

 

Marjorie Vanbaelinghem est la directrice de l’IRSEM.

Contact : marjorie.vanbaelinghem@irsem.fr