Visuel BS 57 Lledo Ferrer

 

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Les mutations du renseignement à la lumière de la guerre en Ukraine

Yvan Lledo-Ferrer

La guerre en Ukraine a sonné le réveil brutal de l’affrontement de puissances et de la guerre conventionnelle sur le sol européen, après deux décennies marquées par la « guerre » contre le terrorisme. Si cette dernière a durablement marqué l’organisation et les méthodes des services de renseignement, il est dès à présent possible de déceler certaines mutations induites par la guerre en Ukraine et d’anticiper les profondes transformations que les services vont subir.

 

Il est symbolique que la chute de Kaboul le 15 août 2021 ait précédé de quelques semaines la commémoration des vingt ans des attentats du 11 Septembre. L’abandon du théâtre afghan marquait clairement un changement de priorités de l’administration américaine, considérant désormais que la menace terroriste était contenue à un niveau acceptable, et que la « guerre » contre le terrorisme ne pouvait, par définition, être gagnée.

Cependant, ces vingt années ont largement marqué les structures et méthodes des services qui y ont consacré l’essentiel de leurs ressources. Pendant cette période, la communauté française du renseignement s’est articulée avec la fonction « connaissance et anticipation » du Livre blanc de 2008, la création en 2009 de la Coordination nationale du renseignement, transformée en 2017 en Coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, opérant ainsi un rapprochement entre les deux notions, bien que la première soit plus large que la seconde.

Face à un ennemi non étatique, capable de se fondre dans les populations locales quand il n’était pas soutenu par celles-ci, les services de renseignement ont mis en place des méthodes de ciblage, permettant d’identifier et d’éliminer des terroristes, en limitant les dommages collatéraux.

Les services ont en outre développé des capacités de recueil et d’analyse d’immenses quantités de données techniques, dont seule une infime partie s’avérait in fine pertinente pour la lutte contre le terrorisme. L’affaire Snowden a révélé au grand jour la dénommée « surveillance de masse », adaptée à un contexte où « l’ennemi » est un concept mouvant, car l’individu recherché est un citoyen lambda la plupart du temps, mais qui consacre une partie de ses activités à préparer une attaque contre les intérêts nationaux.

Les services de renseignement ont dû aborder dès ses prémices la guerre en Ukraine avec une armature largement héritée de la « guerre » contre le terrorisme. Cependant, les compétences et les méthodes requises pour cette nouvelle réalité ne sont pas les mêmes et ne sont pas facilement transférables.

C’est le renseignement de sources ouvertes qui a joué un rôle clé dans la guerre en Ukraine. Contrairement aux terroristes, les mouvements massifs de troupes et de matériels militaires sont peu discrets et donc facilement détectables, aussi bien à travers l’analyse des réseaux sociaux que par des images satellites commerciales. Ce renseignement, légal, abondant et peu onéreux, peut bien évidemment être complété par du renseignement technique classique.

Les États-Unis ont abondamment déclassifié leurs analyses de renseignement qu’ils ont ensuite partagées avec leurs alliés, puis distribuées aux médias. Cela participe de l’Integrated deterrence, théorisée dans la National Security Strategy. Selon ce concept, l’intérêt vital des États-Unis est de dissuader une agression extérieure, au-delà de la dissuasion nucléaire et conventionnelle, en intégrant tous les domaines de leur puissance, dont le renseignement. L’objectif des déclassifications de renseignement était de tenter de dissuader la Russie d’envahir l’Ukraine, en la privant de l’effet de surprise et en influençant son calcul des coûts[1].

La déclassification de renseignements n’est certes pas apparue pour la première fois dans le contexte de la guerre en Ukraine, mais elle y est de nature différente. Jusqu’à présent, les renseignements rendus publics étaient de nature descriptive, ex-post (ex : utilisation d’armes chimiques en Syrie), visant à légitimer une action à venir par l’État procédant à la déclassification (ex : opération Hamilton). Dans le contexte ukrainien, il s’agit au contraire de renseignements prédictifs, ex-ante, visant à dissuader un État d’agir. Bien que les services français se soient engagés au tournant des années 2015 dans un renforcement de leurs capacités de prospective, ils n’ont pas été en mesure d’anticiper les intentions russes.

D’un point de vue purement pragmatique, il s’agit d’une stratégie gagnante. Si l’événement prédit se produit, cela viendra valider a posteriori l’analyse initiale (même si le phénomène de la prophétie auto-réalisatrice ne peut être exclu). Si l’événement ne se produit pas, on pourra en conclure que l’effet dissuasif a bien fonctionné, plutôt que de reconnaître que la prédiction était fondée sur une analyse erronée.

Le renseignement sera durablement impacté par ce nouvel environnement stratégique. S’il est prématuré d’identifier toutes les mutations que la guerre en Ukraine va engendrer dans les services de renseignement, nous pouvons dès à présent souligner quelques tendances.

En premier lieu, nous assistons au retour du renseignement politique. Ce renseignement devra être en mesure de prédire les décisions d’autres États, afin de donner un avantage comparatif aux autorités politiques. Cela suppose d’élargir le socle de l’analyse pour intégrer tous les paramètres susceptibles d’influencer une décision, qu’ils soient culturels, politiques, économiques, sociaux ou militaires. Une connaissance fine de la culture stratégique et de l’histoire des pays sera essentielle, afin de comprendre les ressorts propres à la prise de décision. Il est donc urgent de construire des plans de carrière stables et cohérents au sein des services de renseignement, afin de mettre en place et soutenir une expertise analytique sur le long terme. Dans ce contexte, les relations avec le monde académique devraient être amenées à se développer, en tirant pleinement parti de l’écosystème mis en place ces dernières années (Académie du renseignement, Collège du renseignement en Europe, Interaxions ou encore Intelligence Campus).

Les vagues d’expulsions d’officiers de renseignement russes et occidentaux sous couverture diplomatique imposent de repenser la collecte du renseignement humain. Faire du renseignement à Moscou n’a certainement jamais été facile, mais les conditions de travail des officiers de renseignement sur place ne feront que se dégrader, obligeant les services à faire preuve d’une créativité renouvelée dans leurs méthodes. En miroir, la Russie s’adaptera aussi à cette nouvelle réalité dans ses opérations de renseignement, obligeant les services de contre-espionnage occidentaux à changer à leur tour leurs méthodes. L’affaire Skripal a démontré la capacité et la détermination de la Russie à mener des actions létales. En fonction de l’évolution de la guerre, le contre-espionnage pourrait être confronté à une escalade dans le domaine des actions clandestines russes en Europe.

La guerre en Ukraine démontre aussi l’importance de maintenir un avantage technologique. En matière de renseignement, cela devrait se traduire par un effort accru pour protéger les savoir-faire de la prédation d’acteurs étrangers. Il s’agira également de faciliter et de sécuriser les exportations d’armement, dont les bénéfices permettent de financer la génération suivante d’équipements, afin que la France puisse maintenir une Base industrielle et technologique de défense (BITD) indépendante et de haut niveau.

L’efficacité des services de renseignement dépendra des mesures d’adaptation qui seront prises dès à présent. Étant donné le temps nécessaire pour la conduite de réformes profondes, l’erreur serait de mener une réforme fondée sur le contexte de 2022, plutôt que de privilégier l’adaptabilité des structures à un environnement dont l’imprédictibilité sera probablement la seule constante.

 

Docteur, chercheur associé à l'IRSEM, Yvan Lledo-Ferrer a occupé des fonctions de conseiller au ministère des Armées et au ministère des Affaires étrangères.

 


[1] Il est surprenant de constater que cette stratégie de dissuasion s’est avérée être un échec, mais un échec éclipsé par le succès de renseignement