Visuel BS 53 Samaran

 

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L’Organisation du traité de sécurité collective
en état de mort cérébrale ?

COL Stéphan Samaran

 

La guerre d’agression que la Russie mène en Ukraine semble faire une victime collatérale : l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC). L’organisation militaire, premier cercle des alliés de la Russie, employée pour la première fois et avec succès au Kazakhstan en janvier 2022, n’est plus sollicitée, alors que des conflits larvés enveniment les relations interétatiques en Transcaucasie et en Asie centrale.

 

Le traité de sécurité collective avait été signé à Tachkent le 15 mai 1992 pour remplir le vide sécuritaire laissé par la dissolution de l’URSS. Proposé à la signature des 12 États de la Communauté des États indépendants (CEI), il n’avait été ratifié que par 9 d’entre eux, dont 3 s’étaient retirés entre 1998 et 1999, ne laissant qu’un « noyau dur » de 6 États. Ce sont ces États (Arménie, Biélorussie, Kazakhstan, Kirghizstan, Russie et Tadjikistan) qui, en octobre 2002, ont signé une charte fondant l’Organisation du traité de sécurité collective (ou OTSC, sigle anglais CSTO, sigle russe ODKB).

Souvent considérée en Occident depuis sa création comme un « tigre de papier », l’OTSC avait pourtant semblé démontrer une certaine réalité opérationnelle en janvier 2022. Il s’agissait alors, certes, d’une intervention au Kazakhstan, limitée en effectifs (2 000 hommes des forces collectives de réaction rapide) et dans le temps (du 6 au 14 janvier 2022), mais sa mise en œuvre avait été nominale dans les phases successives de l’opération : décision politique, génération de forces, projection sur Astana et Almaty, déroulement en protection des sites stratégiques, puis retour des contingents dans leurs garnisons respectives. Pour mémoire, cette mission avait pour cadre juridique l’article 4 du traité de 1992, confirmé dans la Charte de l’OTSC du 7 octobre 2002. Il s’agit d’une clause d’assistance mutuelle explicitement rédigée ainsi : « En cas d’agression (une attaque armée menaçant la sûreté, la stabilité, l’intégrité territoriale et la souveraineté) contre un État membre, tous les autres États membres à la demande de cet État membre fourniront immédiatement l’assistance nécessaire, y compris militaire » [notre traduction]. Le recours à cet article 4, invoqué dès le 5 janvier 2022 par le président kazakhstanais, Kasym-Jomart Tokaïev, dans un contexte de graves troubles sociaux à caractère insurrectionnel dans différents centres urbains du pays, avait été immédiatement considéré comme recevable par l’OTSC.

Les conflits gelés et autres différends frontaliers ne manquent pas dans la zone géographique couverte par l’OTSC. Ainsi l’appel kazakhstanais à la solidarité au sein de l’organisation aurait-il pu être suivi par au moins deux autres en 2022, comme l’a démontré le seul mois de septembre, marqué par de très sérieux incidents armés qui auraient pu justifier un recours à l’article 4. D’abord du 12 au 14 septembre lors de l’attaque des forces armées azerbaïdjanaises, non plus comme à l’automne 2020 contre la république autoproclamée du Haut-Karabagh, mais dans trois régions de l’Arménie proprement dite. Ces affrontements, brefs mais particulièrement violents, ont causé un lourd bilan dans les deux camps : 202 morts et 293 blessés pour l’Arménie, alors que l’Azerbaïdjan reconnaît 80 morts et 281 blessés. Entre le 14 et le 20 septembre ensuite, c’est entre forces armées du Tadjikistan et du Kirghizstan que, pour la dixième fois depuis le début de l’année, ont repris des combats meurtriers à proximité d’enclaves tadjikes, dans la partie kirghize de la vallée de Ferghana. Cette fois, il ne s’agissait plus des échanges de tirs aux armes légères entre détachements de garde-frontière qui avaient régulièrement émaillé l’actualité depuis une quinzaine d’années mais de réels affrontements aux armes lourdes avec emploi de l’artillerie. En plus des morts entre combattants, on a déploré de nombreux dégâts dans les infrastructures de la ville frontalière de Batken, dont 19 000 habitants ont dû être évacués.

Dans les deux cas, l’article 4 aurait pu être invoqué et les forces collectives de déploiement rapide de l’OTSC auraient pu être déployées, soit en interposition, soit par la mise en place d’observateurs. Toutefois, le nouveau contexte de l’invasion militaire russe en Ukraine depuis le 24 février a changé substantiellement la donne. En effet, la Russie, immédiatement sollicitée dans le cadre des événements décrits ci-dessus, a certes systématiquement appelé au cessez-le-feu, puis incité les chefs d’État concernés à la négociation, mais sans plus.

Il semble que la Russie ait choisi de se consacrer exclusivement à son « opération militaire spéciale » en Ukraine, au détriment de la paix dans ses marges méridionales. Ce faisant, le Kremlin a mis en application les principes de la guerre, attribués au maréchal Foch : économie des forces, concentration des efforts et liberté d’action. Pour s’assurer la nécessaire liberté d’action sur le théâtre ukrainien, le commandement russe a décidé d’économiser ses unités professionnalisées et les renforts issus de la mobilisation partielle décrétée en septembre pour concentrer leur emploi dans l’offensive en Ukraine. Comme l’essentiel des moyens militaires de l’OTSC sont fournis par la Fédération de Russie, c’est celle-ci qui en endosse la volonté politique, quel que soit le pays assumant la présidence tournante de l’organisation.

En outre, de moins en moins audible sur la scène internationale en général, la voix de la Fédération de Russie a depuis le 24 février du mal à porter dans son « étranger proche » où, ayant abdiqué son rôle de gendarme, elle suscite plus de méfiance que d’adhésion. Pour les alliés de Moscou qui, à l’exception de la Biélorussie, n’ont pas validé la reconnaissance des républiques autoproclamées de Donetsk et Louhansk, ni approuvé l’opération militaire visant à soutenir ces entités avant leur rattachement par référendum, le message est donc subliminal : sans solidarité sur la question ukrainienne, il n’y aura pas de solidarité pour régler les différends entre eux.

Si la question d’une opération en vertu de l’article 4 de l’OTSC s’avère désormais exclue, la crédibilité de l’organisation repose aujourd’hui sur sa capacité à fédérer les efforts de ses États membres dans la préparation et la mise en œuvre périodique d’exercices militaires conjoints. À cet égard, le Kirghizstan a annoncé le 9 octobre sa décision de ne pas participer au prochain exercice militaire conjoint. Quant au Kazakhstan, en dette envers l’organisation depuis l’intervention qui avait permis de restaurer la paix civile lors des événements du « Janvier sanglant », il a confirmé sa participation et le respect de ses engagements. Par ailleurs, l’annonce, ce 1er janvier, par le ministère russe de la Défense que ses forces participeraient à l’exercice de maintien de la paix « Fraternité indestructible 2023 » a été suivie dix jours plus tard par celle du Premier ministre arménien Nikol Pachinian : l’Arménie n’accueillera pas l’exercice, du fait de « la situation actuelle sur son territoire ». À la suite du désistement de l’Arménie, l’OTSC doit à présent rechercher dans ses rangs un pays hôte. L’annonce du lieu et du calendrier est attendue pour février.

La fondation de l’OTSC en 2002 est intervenue dans un contexte dans lequel les forces armées de plusieurs pays membres de l’OTAN, engagées dans l’opération internationale en Afghanistan, avaient déployé des détachements logistiques en Asie centrale (les États-Unis à Manas au Kirghizstan et la France à Douchanbé au Tadjikistan). Même si l’OTSC n’a jamais eu la prétention de s’afficher en héritière du pacte de Varsovie, la Russie a toujours souhaité qu’elle soit reconnue par l’ONU parmi les grandes organisations régionales de sécurité, telles que l’OTAN. Elle a surtout voulu se présenter comme garante et pourvoyeuse de la sécurité de ses alliés, en particulier des plus pauvres et fragiles d’entre eux, à savoir l’Arménie, le Kirghizstan et le Tadjikistan, sur le territoire desquels des unités militaires russes stationnent en permanence. Force est de constater que la Russie a abandonné ce rôle pour se consacrer pleinement à sa guerre d’agression en Ukraine. Après avoir mis à mal l’architecture de sécurité en Europe, elle en a affaibli donc aussi le flanc sud.

Le colonel Samaran a été attaché de défense au Tadjikistan de 2002 à 2005, puis de 2007 à 2010 ainsi qu’au Kazakhstan et au Kirghizstan de 2016 à 2020. Il est, depuis septembre 2020, directeur du domaine « Stratégies, normes et doctrines » à l’IRSEM.

Contact : stephan.samaran@irsem.fr