Visuel BS 51 Champchesnel

 

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La revue de posture nucléaire américaine 2022

Tiphaine de Champchesnel

 

La revue de posture nucléaire (NPR), rendue publique par l’administration Biden, réaffirme le rôle fondamental des armes nucléaires, tout en marquant une volonté de le réduire. L’accent est mis sur une plus grande intégration de l’ensemble des moyens, nucléaires et non nucléaires. La modernisation de l’arsenal est présentée comme une nécessité et même une urgence. 

La revue de posture nucléaire (Nuclear Posture Review – NPR), dont une version classifiée avait été transmise au Congrès dès le mois de mars, a été rendue publique le 27 octobre 2022. À travers ce document cadre de la politique nucléaire américaine, les États-Unis communiquent les grandes lignes de leur doctrine aux adversaires potentiels et s’efforcent aussi de rassurer leurs alliés quant à la fiabilité de la dissuasion élargie.

Après la NPR préparée durant le premier mandat du président Obama (2010), insistant sur la volonté de réduire le rôle des armes nucléaires, celle publiée par l’administration Trump (2018) avait mis l’accent sur le rétablissement de la dissuasion face à des adversaires envisageant de recourir à l’arme nucléaire pour reprendre l’avantage dans un conflit conventionnel. La NPR 2018 avait été critiquée comme allant dans le sens d’un élargissement du périmètre de la stratégie nucléaire et d’un abaissement du seuil d’emploi, tandis qu’elle cherchait plutôt à rétablir la dissuasion. La NPR rédigée par l’équipe du président Biden se présente comme une approche syncrétique, conjuguant le renforcement de la dissuasion américaine (y compris pour protéger les alliés et les partenaires) et les efforts destinés à diminuer la saillance (salience) des armes nucléaires.

Sur le volet renforcement de la dissuasion, la NPR 2022 s’inscrit dans la continuité de celle de 2018 en poursuivant l’objectif de dissuader la conduite d’un conflit conventionnel avec menace d’escalade nucléaire et un emploi nucléaire limité. La NPR apporte une réponse à deux niveaux, celui de la politique déclaratoire et celui de la stratégie. Ainsi, la politique déclaratoire met l’accent sur la détermination des États-Unis à empêcher de tels scénarios en insistant sur le fait que les forces nucléaires servent à dissuader un emploi de l’arme nucléaire, quelle que soit son ampleur (of any scale). Sur ce point, le langage est ciselé. Faisant écho au vocabulaire de l’OTAN réactualisé lors du sommet de Varsovie, la NPR prévient que « tout emploi d’armes nucléaires par un adversaire, quels que soient le lieu ou la puissance, modifierait fondamentalement la nature d’un conflit, créerait un potentiel d’escalade incontrôlée et aurait des effets stratégiques ». La NPR 2018 avait déjà adopté une terminologie semblable, mais en s’adressant alors uniquement à la Russie. Par ailleurs, le choix d’une « dissuasion sur mesure » (tailored deterrence) marque une continuité en matière de stratégie. Des approches par pays spécifient à la fois les besoins et les moyens. Par exemple, dans le cas de la Chine, les capacités listées sont les têtes nucléaires de faible puissance sur sous-marins (W76-2), les bombardiers et les chasseurs duaux ainsi que les missiles de croisière aéroportés. Or, cette dissuasion sur mesure se place dans un ensemble qui dépasse le domaine nucléaire. 

La NPR 2022 cherche à traiter les risques d’escalade depuis le conventionnel vers le nucléaire mais aussi de manière interdomaines incluant l’espace et le cyber. Pour ce faire, elle mise sur une approche intégrée de la dissuasion, définie comme « des combinaisons sur mesure de capacités conventionnelles, cyber, spatiales et d’information, ainsi que sur les effets dissuasifs uniques des armes nucléaires ». Ces dernières ne se trouvent donc pas banalisées.

Centrale dans la NPR, la dissuasion intégrée (integrated deterrence) l’est également dans la National Defense Strategy (NDS) qui y consacre tout un chapitre (NDS, p. 8-11). Elle irrigue l’ensemble de la politique nucléaire, y compris dans sa dimension élargie, avec en filigrane des attentes probables de la part des États-Unis vis-à-vis de leurs alliés. L’accent placé sur l’intégration est inéditmême si des réflexions en ce sens ont été menées depuis plusieurs années, tant dans les think tanks qu’au sein de l’administration américaine. Désormais le concept est posé mais reste en partie à définir. La NPR explique notamment que la complémentarité entre nucléaire et non-nucléaire, décrite comme un impératif, nécessite d’être plus précisément conceptualisée. Ce travail est présenté comme le cœur de la mise en œuvre de la NDS et de la NPR (NPR, p. 10) et passera en particulier par une meilleure synchronisation des planifications, des exercices et des opérations nucléaires et non nucléaires. 

Tout en restant concentrée sur le risque d’escalade, la NPR 2022 reflète également une préoccupation par rapport à la gestion de lamultiplicité des acteurs et des fronts potentiels. Premièrement, elle constate que « dans les années 2030 les États-Unis seront, pour la première fois de leur histoire, confrontés à deux grandes puissances nucléaires en tant que compétiteurs stratégiques et adversaires potentiels » (NPR, p. 4). La Russie et la Chine ne sont pas placées au même niveau de menace sur le plan nucléaire, mais la trajectoire de Pékin est décrite comme aboutissant à la constitution d’un arsenal important et diversifié. La NPR insiste sur les efforts de ces deux États pour adosser des options coercitives à des capacités multi-domaines et évoque de probables capacités de combat chimique et biologique. Le scénario de l’affrontement contre deux puissances nucléaires est alors considéré comme possible. Par ailleurs, la NPR note que, dans le contexte d’une confrontation militaire majeure, d’autres acteurs pourraient en profiter pour entreprendre « une agression opportuniste ».

Sur le plan des capacités, la NPR justifie la modernisation de l’arsenal et du complexe nucléaire américains par un argumentaire décrivant une telle urgence de la situation qu’il en devient préoccupant. Elle insiste notamment sur le fait que certains systèmes ont été prolongés au-delà de leur durée de service initiale. Le contraste entre les descriptions des arsenaux des deux compétiteurs stratégiques et celui des États-Unis est saisissant. La triade des moyens nucléaires (air, mer, terre) sera donc progressivement modernisée.

En parallèle du renforcement de la dissuasion, l’administration Biden a souhaité faire montre de ses efforts pour réduire le rôle des armes nucléaires. Renouant ainsi avec la NPR de 2010, celle de 2022 considère la possibilité de restreindre leur rôle à une finalité unique (sole purpose), qui serait de dissuader seulement l’emploi d’armes nucléaires contre les États-Unis ou leurs alliés (la volonté d’adopter une telle politique avait été exprimée par Joe Biden lors de sa campagne). Cette option ainsi que celle du non-emploi en premier ont été finalement écartées comme présentant « un niveau de risque inacceptable en raison de l’éventail de capacités non nucléaires développées et déployées par des compétiteurs qui pourraient infliger des dommages de niveau stratégique aux États-Unis, leurs alliés et partenaires ». En définitive, si la politique déclaratoire s’articule autour d’un « rôle fondamental des armes nucléaires », limité à dissuader des attaques nucléaires, elle établit aussi très clairement que leur fonction réelle est plus étendue, compte tenu du contexte stratégique.

En sus de ce volet politique, l’effort de réduction est aussi présenté dans son aspect capacitaire par l’identification de moyens existants, ou en projet, qui ne sont plus considérés comme nécessaires. C’est ainsi que la NPR 2022 consacre le retrait des bombes B-83 et le renoncement au projet de missile de croisière nucléaire naval que la NPR 2018 valorisait pour la dissuasion d’un emploi nucléaire limité.

Enfin, une spécificité de cette NPR réside dans le contexte de l’invasion de l’Ukraine dont elle prend acte, à la fois dans l’analyse et dans les orientations, sans toutefois qu’une inflexion majeure en découle. La première mention de ces événements est un constat général : « L’invasion de l’Ukraine par la Russie met en évidence le fait que les dangers nucléaires persistent, et pourraient s’accroître, dans un paysage géopolitique de plus en plus compétitif et volatile. » Par la suite, la NPR caractérise plus précisément la manière dont Moscou utilise les armes nucléaires comme un « bouclier pour mener une agression injustifiée contre ses voisins », dans une optique de sanctuarisation agressive, selon la terminologie employée par la plupart des experts français. Au-delà, les États-Unis adressent explicitement un message aux dirigeants russes afin de confirmer leur « détermination » à « résister à la coercition nucléaire » et à « agir en tant que puissance nucléaire responsable ». L’invasion de l’Ukraine est encore mentionnée par ailleurs, notamment pour souligner que les actions russes sont en contradiction avec la déclaration de janvier 2022, par laquelle les cinq États dotés de l’arme nucléaire (au sens du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires) avaient indiqué que les armes nucléaires ne devraient servir qu’à des fins défensives, à dissuader une agression et à prévenir la guerre. 

Au-delà des orientations de la politique nucléaire des États-Unis, la NPR 2022 dessine un cadre normatif auquel l’administration Biden voudrait rallier les États qui menacent la stabilité stratégique, mais seulement sous certaines conditions de responsabilité, de confiance et de réciprocité, ce qui, pour le moment, semble hors d’atteinte.

 

Dr Tiphaine de Champchesnel est chercheuse Dissuasion et désarmement nucléaire à l’IRSEM.

Contact : tiphaine.de-champchesnel@irsem.fr