Visuel BS 47 Dazi H Ni

Télécharger la brève stratégique n° 47 - 2022 

La politique pétrolière de l’Arabie saoudite et des EAU dans le cadre de l’OPEP+ accentue les divergences d’intérêts avec les puissances occidentales.

Fatiha Dazi-Héni

 

La décision des grands États producteurs du Golfe de réduire la production de pétrole dans le cadre de l’OPEP+ a provoqué l’ire de leurs partenaires stratégiques occidentaux. Les États-Unis notamment y voient un alignement sur la politique russe en Ukraine quand Riyad et Abu Dhabi évoquent la défense de leurs intérêts économiques et le choix d’une diplomatie dite d’équilibre entre l’Ouest et l’Est.

La décision de l’OPEP+, le 5 octobre 2022, de réduire de 2 millions de barils par jour (b/j) sa production de pétrole est la plus importante décidée depuis deux ans. Cette réduction concerne, en réalité, un peu moins d’1 million de b/j car beaucoup de pays membres de l’OPEP+ produisent en deçà de leurs quotas. L’effort de réduction se concentre autour de l’Arabie saoudite, des EAU et du Koweït, trois États réputés proches de l’Occident, d’où le vif mécontentement des États-Unis et des États européens qui subissent le plus durement la décision de l’OPEP+ de réduire leur quota de production. Cette décision fragilise le président américain qui tente de contenir le prix à la pompe à quatre semaines d’un scrutin électoral décisif pour sa majorité au Congrès et aggrave l’inflation. Le cartel de l’OPEP+ constitué au mois de novembre 2016 a, en outre, décidé de prolonger jusqu’en décembre 2023 sa concertation pour maintenir un prix stable du baril.

Le New York Times et le Washington Post voient en cette décision surtout un camouflet infligé au président démocrate, trois mois après sa visite à Djeddah, les 15 et 16 juillet 2022. Son objectif était d’obtenir du prince héritier saoudien, Mohammed Bin Salman, qu’il augmente la production pétrolière du royaume afin d’enrayer l’inflation des prix de l’énergie. Washington y voit même un soutien de Riyad et d’Abu Dhabi au président Poutine qui profite de la montée du prix du pétrole pour poursuivre sa guerre en Ukraine. L’Arabie saoudite et la Fédération des Émirats arabes unis avaient déjà suscité la consternation des capitales occidentales lorsqu’elles se sont abstenues de voter le 25 février 2022 la résolution condamnant l’invasion russe en Ukraine.

Il s’agit surtout de faire le constat que la stratégie de la défense des intérêts des États producteurs du cartel OPEP+ diverge sensiblement des intérêts défendus par les États-Unis et les Européens mais converge avec ceux de la Russie. L’instrumentalisation politique de cette décision de l’OPEP+ paraît néanmoins flagrante car elle intervient un mois avant la tenue des élections de mi-mandat du Congrès américain (8 novembre 2022). Elle fragilise le camp démocrate que Riyad et Abu Dhabi comme Moscou souhaiteraient voir perdre au profit du camp républicain, réputé proche des autocrates du Golfe et plutôt conciliant avec le président Poutine avant qu’il envahisse l’Ukraine.

Pour parer à la volonté des États du G7 de plafonner les prix des hydrocarbures, l’OPEP+ a choisi de réduire sa production à compter du 1er novembre 2022 dans le contexte d’une économie chinoise ralentie par la pandémie de Covid-19 et d’une Europe plongée dans la récession. Ceci met en exergue les divergences croissantes des intérêts défendus par les États producteurs du Golfe face à leur partenaire stratégique américain, devenu le premier concurrent du cartel de l’OPEP+ sur le marché pétrolier, avec la part de marché croissante de ses pétrole et gaz de schiste.

La défense par Riyad et Abu Dhabi de leurs intérêts et de leur part de marché est une dimension essentielle de leur politique pétrolière ; elle peut concorder avec Moscou mais peut aussi diverger. Ainsi, comme la guerre des prix du pétrole au printemps 2020 l’a montré à travers l’âpre opposition entre Riyad et Moscou, qui a provoqué la chute du prix du pétrole à 20$ contre 76$ deux mois auparavant, les deux principaux partenaires de l’OPEP+ n’hésitent pas à s’affronter lorsque leurs intérêts divergent. Rien ne dit que des désaccords ne surviendront pas à nouveau entre Riyad et Moscou. Ainsi, la perspective de l’accroissement des exportations de pétrole et de gaz russes dans la durée au sein du marché asiatique, et notamment chinois, au détriment de l’Arabie saoudite en particulier, pourrait conduire Riyad à s’opposer derechef à Moscou.

De fait, l’argument avancé par l’administration Biden, relayé dans les médias américains, de résumer la décision saoudo-émiratie de réduction de sa production à un alignement sur la politique russe dans sa guerre en Ukraine ne tient pas, même si cette décision favorise les intérêts de Moscou.

L’irritation du président Biden à l’égard de Riyad et d’Abu Dhabi cache mal l’échec de son calcul politique qui a consisté à tenter de convaincre les deux monarchies de maintenir le prix du pétrole à 80 dollars pour renflouer sa réserve stratégique pétrolière, en échange de leur renoncement à réduire leur quota de production. La révélation de ce « deal secret » le jour de la décision de l’OPEP+ a considérablement affaibli la crédibilité du président Biden dont le parti démocrate avait fait échouer le même type d’arrangement, conduit sous la présidence Trump au cours du mois d’avril 2020 mais pour un montant de 24 dollars le baril, dans le contexte de la crise de Covid-19 et de la guerre des prix du pétrole. Cette controverse aurait pu être évitée si le président Biden avait fait le choix politique moins risqué de puiser dans sa réserve stratégique de pétrole.

À un mois d’un scrutin électoral décisif, Joe Biden choisit d’adopter un ton offensif, en promettant de recourir à des mesures dites « anti-trust » pour dénoncer le monopole que les décisions de ce cartel induisent sur l’économie mondiale. Ce à quoi les Saoudiens répondent que cette mesure n’a aucune chance d’aboutir sachant que Washington ne dispose d’aucune bonne solution pour contrer la stratégie de l’OPEP+.

Cette tension entre les États du Golfe et les Occidentaux aura-t-elle des conséquences sur leurs relations stratégiques au sens large ? Le contexte électoral américain et la tension économique et sociale en Europe sont propices à la surenchère pour exprimer le mécontentement des États occidentaux avec la décision de l’OPEP+. Cependant, à court terme, il n’existe pas d’alternative aux énergies fossiles du Golfe pour le continent européen. Le Golfe est au centre du jeu géopolitique des pays européens (LNG, Qatar ; pétrole, Arabie saoudite, EAU, Koweït) pour trouver une alternative aux pétrole et gaz russes dont ils veulent s’affranchir d’ici la fin de l’année 2022.

Cette situation a incité l’UE à relancer une dynamique de partenariat stratégique en publiant deux documents au mois de mai 2022 : « The Strategic Partnership with the Gulf » et « The EU external Energy Engagement in a Changing World ». L’objectif est de promouvoir une approche stratégique globale consistant à combiner la sécurité énergétique à la sécurité maritime dans les routes stratégiques depuis lesquelles sont acheminés les flux énergétiques (détroit d’Ormuz et mer Rouge jusqu’au centre de l’océan Indien). L’inflexion de la politique étrangère de l’Allemagne qui tend à concilier sa diplomatie fondée sur les principes et valeurs partagées au sein de l’UE et les impératifs géopolitiques visant à renforcer la coopération technologique, sécuritaire et économique avec les États du Golfe est symptomatique de la volonté de l’UE d’y renforcer sa position.

Pour les États-Unis, l’objectif stratégique primordial vise à contenir la progression de la Chine dans le monde. Cela place les États du Golfe au cœur de cette ambition afin qu’ils réduisent leur coopération technologique avec Pékin, devenu leur premier partenaire commercial. Washington mise sur l’entente entre Israël et les États du Golfe, depuis la signature des accords Abraham le 15 septembre 2020, comme alternative au partenariat avec la Chine.

Les États du Golfe entendent maintenir le cap de la défense de leurs intérêts. Celui-ci passe davantage par la valorisation de leurs partenariats multiples et par des relations de connivence plutôt qu’en faisant le choix d’un camp contre l’autre. La médiation de Riyad pour libérer 10 prisonniers occidentaux détenus par la Russie au mois de septembre et les efforts déployés par Doha auprès des présidents Zelinsky et Poutine ou encore la visite en Russie du président des EAU, le 11 octobre, attestent de l’approche diplomatique dite d’équilibre entre l’Ouest et l’Est assumée par les États du Golfe. Abu Dhabi et Riyad tentent de s’imposer comme des acteurs de médiation sur le conflit en Ukraine et maintenir une bonne relation avec la Chine sans renoncer au solide partenariat avec les puissances occidentales.

Le choix de poursuivre la coopération au sein de l’OPEP+ est, quant à lui, motivé par la volonté de Riyad et d’Abu Dhabi de garder la Russie de leur côté pour permettre à ce cartel de maintenir son influence sur le marché pétrolier mondial.