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 Vers une réforme des forces de sécurité en Colombie

Camille Boutron

 

L’élection de Gustavo Petro à la présidence de la Colombie en juin dernier soulève des enjeux de taille dans un pays marqué par un demi-siècle de guerre civile. Parmi ceux-ci, la réforme de la force publique, régulièrement objet de controverses en raison de son rôle ambigu dans le conflit armé. La nouvelle composition des instances dirigeantes des forces armées et de police illustre une volonté de rupture et de transformation des rapports entre monde civil et monde militaire en Colombie.

 

Le 13 août dernier, l’annonce faite par le président colombien récemment élu, Gustavo Petro, de la nomination des nouveaux officiers généraux devant prendre le commandement de la force publique avait de quoi surprendre : plus d’une quarantaine de hauts gradés des forces armées et de la police nationale se sont vus forcés de rendre leur uniforme. En Colombie en effet, l’arrivée d’un officier général à un poste de commandement conduit automatiquement à la mise à la retraite de tous ceux issus de sa promotion ou des promotions antérieures. La nomination du major général Henry Armando Sanabria Cely à la direction de la police nationale a ainsi amené dix généraux à se retirer de l’institution, tandis que douze autres ont dû laisser leur place à la générale de brigade Yackeline Navarro Ordoñez, nommée directrice adjointe et première femme à occuper ce poste.

Un phénomène similaire peut être observé chez les militaires, où une vingtaine de généraux toutes branches confondues se sont vus obligés de prendre leur retraite. Si ce type de remaniement est courant avec l’arrivée de gouvernements entrants, ce dernier reste d’une ampleur exceptionnelle et semble aller dans le sens du projet de réforme de la force publique promise par Petro durant sa campagne.

Au-delà de l’effet « coup de balai » qu’elles provoquent, ces nominations témoignent d’un véritable changement de doctrine sécuritaire. La « sécurité démocratique » défendue par le président Alvaro Uribe et mise en place au début des années 2000 avait redonné aux forces armées un rôle central dans la lutte contre-insurrectionnelle, grâce notamment au soutien financier et technique octroyé par les États-Unis dans le cadre du fameux « Plan Colombie ». Son bilan reste cependant mitigé. Si cette politique a en effet permis de rétablir un contrôle territorial dans des régions stratégiques, elle a aussi eu pour contrepartie de contribuer à la militarisation du conflit, et ce malgré la promulgation de la loi Justice et paix offrant aux membres des groupes armés informels une possibilité de se réinsérer dans la vie civile en bénéficiant de peines alternatives.

Outre les rapports ambigus qu’elle a pu entretenir avec les groupes paramilitaires, l’armée colombienne est tenue responsable de l’assassinat, entre 2002 et 2008, de plus de 6 000 civils présentés comme des guérilleros morts au combat, et ce dans le but de toucher les primes alors promises par le gouvernement à cet effet. Ces « faux positifs » – tels qu’ils ont été désignés par la presse colombienne et internationale – sont actuellement traités par la Juridiction spéciale pour la paix (JEP) mise en place à la suite de l’accord de paix signé fin 2016 entre le gouvernement colombien et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). En avril dernier, une dizaine de militaires retraités ont ainsi publiquement reconnu avoir pris part à des exécutions extrajudiciaires ayant eu lieu entre 2007 et 2008 et demandé pardon aux familles des victimes. Il s’agit d’un fait sans précédent rompant avec l’impunité dont avaient jusque-là bénéficié les auteurs de ces crimes.

L’armée n’est en outre pas la seule à être mise en cause dans la violation des droits humains, alors que les violences policières constituent un problème récurrent. Les grandes manifestations ayant secoué le pays au printemps 2021 avaient ravivé les critiques sur la brigade anti-émeute (ESMAD), dont les interventions musclées ont souvent fait l’objet de dénonciations de la part des organisations de défense des droits humains. L’une des premières déclarations du nouveau directeur de la police colombienne portait ainsi sur le projet de réforme de l’ESMAD devant aboutir à la création d’une nouvelle unité moins « frontale » et plus à même de dialoguer avec les manifestants. Une autre réforme prévoit de séparer la police de l’armée en la sortant du champ de compétence du ministère de la Défense et en la réinscrivant dans celui d’un futur ministère de la « Paix, du vivre ensemble et de la sécurité ».

                Au-delà des ambitions politiques affichées par le nouveau président, la transformation de la force publique représente un enjeu majeur de la concrétisation de l’accord de paix de 2016. Or, s’il aborde bien des questions de fond comme l’accès à la terre, la participation politique, la justice transitionnelle ou encore la substitution des cultures illicites, aucun projet de réforme de la force publique n’y est mentionné – sinon qu’elle doit rester la « garante du monopole légitime de la force et de l’usage des armées par l’État sur l’ensemble du territoire » (point 3.4.1 « fin du conflit »). De façon surprenante, le rôle de la police et de l’armée dans le maintien de l’ordre public n’a guère fait l’objet de débat pendant les négociations, alors même que la démobilisation d’une guérilla active depuis plus de cinquante ans pouvait éventuellement soulever de nouveaux enjeux sécuritaires. Il s’agit là d’une occasion manquée qui s’explique en grande partie par les fortes oppositions rencontrées par l’accord de paix lors de sa mise en œuvre, en particulier avec l’arrivée au pouvoir en 2018 d’Ivan Duque, successeur désigné de l’ancien président et féroce opposant à toute idée de négociation de paix avec les FARC Alvaro Uribe. Le dernier rapport de l’Institut Kroc – organisme chargé d’effectuer le monitoring de la mise en œuvre effective des quelque cinq cents mesures prévues par l’accord, attire l’attention sur le fait que son rythme d’implémentation reste à ce jour insatisfaisant, risquant de rendre impossible sa finalisation dans la période des quinze ans prévus initialement, ce qui compromettrait dangereusement le processus de paix.

Au-delà de la lenteur caractérisant sa mise en œuvre, l’accord n’aura pas suffi pour le moment à mettre un point final à la violence armée en Colombie, alors que narcotrafiquants, paramilitaires, Armée de libération nationale (ELN) et dissidents des FARC se disputent les territoires anciennement contrôlés par l’ancienne guérilla marxiste et laissés à la conquête du plus offrant. De fait, si le nombre d’assassinats ciblés de « leaders sociaux », dirigeants syndicalistes, militants écologistes ou encore représentants indigènes, avait considérablement baissé pendant les négociations de paix, il est en constante augmentation depuis 2018. L’Institut de recherche pour le développement et la paix (INDEPAZ) faisait ainsi état de près de 1 280 leaders assassinés entre fin 2016 et avril 2022, dont plus des deux tiers pendant le dernier mandat présidentiel. Plus de 300 ex-combattants des FARC ont par ailleurs été assassinés depuis la signature de l’accord. Ces exécutions visent en particulier ceux et celles d’entre eux exerçant un leadership dans la reconversion politique de l’ancienne guérilla, à l’image de Ramiro Duran, ancien chef de front assassiné en juillet dernier. Outre la violence homicide, la Colombie connaît de nouvelles vagues de déplacements forcés causés par les disputes territoriales entre les groupes armés : selon le bureau des Nations unies de la coordination des affaires humanitaires, près de 250 000 personnes auraient été victimes de déplacements forcés entre 2021 et 2022 en Colombie.

Qui est responsable de cette recrudescence de la violence ? Quelle est la part de responsabilité de l’État colombien ? En quoi une réforme de fond de la force publique pourrait-elle contribuer à instaurer la paix dans les territoires marqués par l’insécurité ? Une récente étude de l’Université des Andes à Bogota établit un lien entre le lancement du Plan national de substitution des cultures illicites (PNIS) et l’accroissement du nombre d’assassinats ciblés, indiquant une augmentation des morts de 480 %. Une plus grande présence de la force publique dans les régions concernées est présentée à ce titre comme une solution avancée afin de garantir la sécurité de ces leaders sociaux visés par les attaques. La question se pose ainsi de savoir quel rôle attribuer à la force publique dans le maintien de la sécurité dans un pays en plein processus de paix. Le nouveau gouvernement en place affirme sa volonté de faire des forces de l’ordre les garantes des droits de l’ensemble des Colombiens et propose un changement de doctrine d’usage de la force publique qui s’appuierait sur le concept de « sécurité humaine ». On peut cependant se demander si ce « coup de balai » opéré par le nouveau président Petro sera suffisant pour réformer des institutions situées à l’avant-poste de la guerre contre-insurrectionnelle depuis plus de cinquante ans.

 

 

Camille Boutron est sociologue, chercheuse à l’IRSEM au sein du domaine Défense et société. Ses recherches portent sur les femmes combattantes, les politiques du genre dans la résolution et la prévention des conflits et l’Amérique latine.

Contact : camille.boutron@irsem.fr