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L’Indo-Pacifique pris au piège de la rivalité États-Unis/Chine

Marianne Péron-Doise

 

Le dernier Dialogue Shangri-La a été marqué par l’affirmation de visions irréconciliables de l’ordre régional et global entre les États-Unis et la Chine laissant peu d’espace à d’autres lectures. Au-delà de l’Indo-Pacifique, les échanges ont révélé la polarisation du système international avec l’irruption de la guerre en Ukraine au cœur des débats suivant une intervention à distance du président Zelenski, symbole d’un monde en crise.

 

Le 19e Dialogue Shangri-La de l’Institut international d’études stratégiques (IISS) s’est tenu à Singapour du 10 au 12 juin 2022 après une interruption de deux ans due à la pandémie de coronavirus. L’événement a attiré plus de 500 délégations officielles de 59 pays. Les sessions et les débats ont été dominés par deux thèmes : d’une part, la préservation d’un espace indo-pacifique fondé sur des règles ; d’autre part, l’avenir de la coopération régionale. La sécurité maritime et le respect du droit de la mer, qui sont au centre des préoccupations régionales, ont fait l’objet de nombreux commentaires et d’une session spéciale consacrée aux codes de conduite en mer et aux communications de crises. L’importance du Code pour les rencontres imprévues en mer (CUES) conclu en 2014 et adopté par l’ensemble des marines de l’Indo-Pacifique, dont la marine chinoise, a été soulignée. Toutefois ce code ne s’applique pas aux garde-côtes de plus en plus actifs dans la région, ce qui en limite la portée.

La conférence a donné lieu à des échanges mettant en évidence des visions divergentes d’un ordre régional et international, où multilatéralisme et consensus sur des règles communes ne semblent plus de mise. L’impact le plus visible de ces lectures concurrentes est d’alimenter une dynamique de militarisation et de compétition pour l’acquisition de nouvelles capacités technologiques, ce que les travaux de l’IISS ont largement établi lors d’une table ronde présentant sa synthèse annuelle de la sécurité régionale asiatique. Proposer et explorer de nouvelles formes de coopération sécuritaire a constitué un véritable défi dans cet environnement tendu, bien que les représentants de l’ASEAN, du Qatar, du Canada et des Fidji se soient efforcés de le faire avec des points de vue empreints de pragmatisme.

L’Europe a été largement associée à la conférence, affirmant sa volonté de s’impliquer activement dans les équilibres régionaux après la publication de documents majeurs dont sa stratégie indo-pacifique et la boussole stratégique affichant un haut niveau d’ambition dans le domaine de la sécurité. Le Haut Représentant pour la politique étrangère et de sécurité de l’Union européenne, Josep Borrell, souffrant, s’est fait remplacer par la ministre de la Défense néerlandaise. Le ministre des Armées Sébastien Lecornu, présent ainsi que son homologue allemand, a souligné les efforts de la présidence française pour appuyer les ambitions stratégiques européennes en Indo-Pacifique.

Le Japon a été un invité remarqué, son Premier ministre Fumio Kishida délivrant le discours du dîner d’ouverture. Sans citer une seule fois la Chine, il s’est fait le porte-voix d’une diplomatie réaliste, plaidant pour un Japon « pro-actif », refusant « tout changement par la force du statu quo ». La tonalité alarmiste de sa phrase sur la situation en Ukraine qui pourrait représenter le futur de l’Asie de l’Est : « Ukraine today maybe East Asia tomorrow », résume assez l’ambiance de ce forum. L’engagement résolu et assez inhabituel de Tokyo dans la dénonciation d’une crise internationale devrait se concrétiser sous peu par de nouvelles avancées de son outil de défense.

Reprenant certaines idées exprimées par le Premier ministre japonais, dont une volonté commune de défendre un Indo-Pacifique « libre et ouvert », le secrétaire américain à la Défense Lloyd Austin a insisté dans son intervention sur l’importance d’adhérer à un ordre fondé sur des règles et non le recours à la force. L’agression russe en Ukraine et le développement des incursions navales et aériennes chinoises, notamment en ce qui concerne les ambitions territoriales de Pékin et les tensions autour de Taïwan, ont été clairement désignés. Avec un message clair : « nous défendrons nos intérêts sans flancher ».

Lloyd Austin n’a laissé aucun doute sur le fait que les États-Unis continueraient à maintenir une forte présence dans la région via notamment la mise en œuvre d’un cadre économique spécifique (Indo Pacific Economic Framework) et « L’initiative de dissuasion pour le Pacifique », ainsi qu’à travers le renforcement de la coopération militaire avec alliés et partenaires en vue d’une meilleure interopérabilité. L’accent mis sur les partenariats régionaux (QUAD, AUKUS) et internationaux (OTAN, Europe) a été un élément crucial de l’intervention du secrétaire d’État. Il a en particulier détaillé le Indo-Pacific Partnership for Maritime Domain Awareness, une initiative de sécurité maritime déjà évoquée lors de la réunion du QUAD à Tokyo en mai 2022. Cette nouvelle proposition américaine, qui consiste à mettre à disposition de la région une image opérationnelle commune pour lutter contre la pêche illégale et les situations de zones grises, est apparue à tous comme destinée à surveiller, si ce n’est empêcher, l’expansion maritime chinoise régionale.

En réponse à Lloyd Austin, l’adresse du ministre chinois de la Défense, le général Wei Fenghe, a consisté à défendre la légitimité des intérêts régionaux et globaux de son pays. Se démarquant nettement de la référence américaine à « l’Indo-Pacifique », il a utilisé le terme « Asie-Pacifique », tout en rassurant son auditoire sur le fait que la Chine était intrinsèquement « pacifique ». Explicite dans ses revendications sur la question de Taïwan, « province de la Chine », il a signalé que l’unification serait inévitable et serait poursuivie par « tous les moyens », réaffirmant une posture chinoise déjà connue mais qui a créé un certain malaise. Sur la question de la mer de Chine méridionale, il a repris l’argumentaire chinois habituel, imputant les tensions à des acteurs « extrarégionaux » – ce qui outre les États-Unis vise désormais l’Europe et ses États membres – et à leurs efforts pour militariser la région. Il a ajouté, sans convaincre, que la Chine était le principal bénéficiaire de la liberté de navigation en mer de Chine méridionale et qu’il n’était pas dans son intérêt que cette liberté soit restreinte.

Malgré l’accent mis sur la concurrence entre les grandes puissances, certains intervenants ont fait remarquer que l’avenir de l’Asie et du multilatéralisme régional ne dépendait pas uniquement de la nature des relations sino-américaines. Le ministre indonésien de la Défense, Prabowo Subianto, a utilisé une formule éclairante : « votre ennemi n’est pas mon ennemi », pour refléter la position la plus répandue au sein de l’ASEAN. Selon cette vision, les pays de la région ont leurs objectifs politico-diplomatiques propres, et ne sont pas condamnés à adopter des positions résultant de la rivalité entre les États-Unis et la Chine. Le ministre malaisien de la défense, Hishammuddin Hussein, y a fait écho en notant que l’ASEAN était « bien plus que des dirigeants se tenant la main sur des photos ». Pour sa part, le ministre singapourien de la Défense, Ng Eng Hen, a rappelé que les principaux problèmes de sécurité en Asie ne sont pas « un concours entre démocraties et autocraties ». Le ministre français Sébastien Lecornu a, pour sa part, mis l’accent sur la nature coopérative de l’engagement français et européen dans la zone.

Alors que la plupart des pays du monde réouvrent leurs frontières, la question de savoir de quoi sera fait l’avenir après la pandémie oblige les responsables politiques et militaires à réexaminer leurs intérêts essentiels et dans quelle mesure cet événement a affecté la configuration de l’ordre international. En Asie, la nécessité de mettre en place des coopérations inclusives apparaît plus pressante qu’auparavant si l’on veut que la région conserve sa stabilité au lieu d’être tributaire de l’antagonisme grandissant entre grandes puissances. Des questions telles que les infrastructures et la connectivité des espaces régionaux, notamment maritimes, le changement climatique et la sécurité alimentaire mettent à l’épreuve la cohésion et la compétence des États et des organisations régionales (de l’ASEAN au Forum des Îles du Pacifique), pour forger un consensus sur ce que pourrait être un ordre post-pandémique. À cet égard, l’avenir de la région sera probablement marqué par un débat accru sur les priorités de l’agenda stratégique de certains, des propositions de coopération innovantes et la prise en compte des besoins des populations locales.

 

Marianne Péron-Doise est chercheuse à l’IRSEM et chercheuse associée à l’IRIS. Ses travaux portent sur les équilibres stratégiques en Asie de l’Est et le rôle de la « sécurité maritime » dans les relations internationales. Elle a participé au Shangri-La Dialogue à Singapour les 10-12 juin 2022.

 

Contact: marianne.peron-doise@irsem.fr