Visuel BS 41 Joseph

 

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La guerre en Ukraine 

Un révélateur des interdépendances spatiales entre puissances occidentales et Russie

Charles Joseph

Le 24 février 2022, le déclenchement d’une attaque armée de la Russie en Ukraine a provoqué une véritable onde de choc sur la scène internationale. Parallèlement, elle a mis en évidence le poids de la dépendance réciproque dans le domaine spatial civilo-militaire entre les Occidentaux et les Russes.

 

En réaction aux premières sanctions américaines, Dmitri Rogozine, directeur général de l’agence spatiale russe ROSCOSMOS, mettait en garde les États-Unis via la plateforme Twitter : « Si vous bloquez la coopération avec nous, qui sauvera l’ISS d’une sortie d’orbite incontrôlée et d’une chute sur les États-Unis ou… l’Europe ? »

Cette menace rappelle que la station spatiale internationale (International Space Station ou ISS) constitue l’expression la plus frappante de l’apaisement entre les deux anciens « blocs » au lendemain de la guerre froide. Projet lancé en novembre 1998, il regroupe en son sein plusieurs agences spatiales (américaine, russe, européenne, canadienne et japonaise). Ce processus de rapprochement avait été initié en 1993 à travers le programme russo-américain Shuttle-Mir et par la coopération russo-européenne au sein du programme Euromir. Les coopérations en matière de recherche ont créé entre la Russie et le monde occidental des terrains d’entente, tout en générant des dépendances réciproques entre des États faisant partie de ce projet.

En effet, pour assurer le fonctionnement pérenne de l’ISS, c’est-à-dire une exploitation habitée en orbite basse, les Occidentaux ont besoin de la participation russe, et inversement. Signe de l’importance du partenariat international dans le domaine spatial et des dépendances, les différents paquets de sanctions pris par les Occidentaux à l’encontre du Kremlin ont épargné la coopération à bord de l’ISS.

Cette coopération dans le domaine spatial entre les États-Unis et la Russie prend des formes techniques et logistiques. Par exemple, la partie américaine avec le conglomérat Northrop Grumman Innovation Systems a équipé son modèle de lanceur Antares 230 avec des moteurs de fabrication russe RD-181. De même, le vaisseau cargo spatial Cygnus, développé par la même société et qui assure le transport du fret jusqu’à l’ISS, est équipé de moteurs d’origine russe. Les gyroscopes américains maintiennent, quant à eux, l’équilibre de l’ISS et leurs panneaux solaires fournissent l’électricité dont elle a besoin. La contrepartie russe se concentre sur la surveillance régulière de l’altitude de l’ISS et, en cas de variation de cette dernière, ROSCOSMOS assure son rehaussement grâce à l’action du vaisseau cargo de ravitaillement Progress notamment via l’envoi dans l’espace par le lanceur Soyouz. De la même manière, le module russe Zarya, construit par GKNPZ Khrounitchev, fournit de l’électricité à la station spatiale avec ses panneaux solaires veillant à lui éviter tout risque de chute.

En dehors du cas particulier de l’ISS, l’affrontement russo-ukrainien a mis en évidence l’existence de projets communs entre les deux puissances, mais aussi leur fragilité. Avant que celui-ci n’éclate, les agences spatiales américaines et russes projetaient d’effectuer un échange de sièges entre les vaisseaux spatiaux habités Crew Dragon et Soyouz. L’objectif était de garantir un équilibre permanent par la présence systématique d’un contingent russe lors des missions américaines et inversement. Ainsi, la guerre n’a fait que souligner la dualité dans la gestion et l’administration du domaine spatial, dont les États-Unis et la Russie sont pleinement conscients.

De la même manière, le conflit met en exergue l’importance de la dépendance européenne à l’égard des infrastructures spatiales russes. Il a ainsi entraîné le gel de projets spatiaux européens nécessitant l’action de la Russie pour être mis en œuvre. Le programme ExoMars, prévu pour 2022 et impliquant l’agence spatiale européenne ESA et ROSCOSMOS, est pour le moment incertain. En cause, le fait qu’ExoMars soit lancé depuis le cosmodrome de Baïkonour, situé au Kazakhstan, et qu’il est de facture russe. À cela s’ajoute le fait que Moscou a décidé de suspendre le lancement de Soyouz depuis le Centre spatial guyanais (CSG), situé à Kourou en Guyane française. Cette situation bloque, par ricochet, l’agence spatiale européenne qui n’est plus en mesure d’utiliser le lanceur russe pour la mise en orbite de ses satellites à usage civil et militaire. Comme l’explique Sylvie Rouat, « sans Soyouz à Kourou, plus d’une douzaine de missions spatiales non russes sont aujourd’hui clouées à terre, notamment des satellites de la constellation de navigation européenne Galileo, le satellite d’imagerie militaire français CSO-3, le télescope astronomique européen Euclid et le satellite radar Sentinel 1C du programme européen d’observation de la Terre Copernicus ».

L’arrêt à durée indéterminée du lancement de Soyouz depuis Kourou prouve bien que l’Europe ne peut pas dans l’immédiat s’affranchir de sa relation spatiale avec Moscou. Cette mesure de rétorsion prise par l’agence spatiale russe met la société française Arianespace en difficulté. Elle comptait ainsi expédier en 2022 huit de ses fusées dans l’espace grâce à Soyouz, en attendant la mise en service du nouveau lanceur européen Ariane 6, qui ne sera pas opérationnel avant la fin de l’année 2022 dans le meilleur des cas. De même, le lanceur italien Vega, exploité par l’ESA et lancé depuis Kourou, dépend matériellement d’une société russe, les réservoirs de son étage supérieur étant construits en Russie par l’entreprise spécialisée dans le matériel spatial NPO S.A Lavotchkine. Ainsi, les événements en Ukraine ont mis un coup de projecteur sur la dépendance européenne en matière spatiale.

Sans présager du déroulement du conflit, plusieurs évolutions sont envisageables dans le domaine spatial qui vont dans le sens d’une atténuation voire d’une fin des relations. Ces évolutions s’inscrivent dans une logique plus large de redéfinition du partenariat russo-américain en orbite basse, d’une autonomisation des programmes spatiaux nationaux et de changements d’alliances stratégiques. La Russie semble par exemple vouloir s’associer au programme spatial chinois Tiangong et souhaite hâter la construction de sa propre station spatiale, ROSS, fonctionnant sans l’ISS et qui devrait débuter en 2025. Il est peu probable qu’elle décide de poursuivre son implication au sein de l’ISS après 2024 en raison des coûts de maintenance particulièrement élevés et des sanctions américaines (en vigueur depuis l’annexion de la Crimée en 2014).

En revanche, l’agence spatiale américaine, la NASA, a affirmé début janvier 2022 sa volonté de prolonger sa participation à l’ISS jusqu’en 2030. Côté américain, de nouveaux projets se dessinent vers une plus grande responsabilisation accordée aux acteurs commerciaux du spatial, Blue Origin, SpaceX et Virgin Galactic en tête. Les États-Unis ont aussi diversifié leurs approvisionnements en moteurs, dans le but de pallier la difficulté à se fournir en moteurs russes ; cette tendance a débuté depuis environ une dizaine d’années. À titre d’exemple, le lanceur américain Atlas V, fabriqué par United Launch Alliance et constitué initialement des moteurs de fabrication russe RD-180, est dorénavant équipé d’un moteur à combustion étagée BE-4 produit localement par Blue Origin.

Au-delà du devenir, encore incertain, de la coopération spatiale, la guerre en Ukraine a surtout mis en exergue un différentiel entre les deux côtés de l’Atlantique : si les États-Unis semblent préparés à amortir le retentissement de cette nouvelle donne géopolitique, les Européens risquent d’en ressortir affaiblis du fait d’un manque d’autonomie par rapport aux capacités spatiales russes.

 

Charles Joseph est assistant de recherche au sein du domaine « Armement et économie de défense » (AED) de l’IRSEM. Il est également étudiant en Master 2 Géostratégie, défense et sécurité internationale (GDSI) à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence.

Contact : charles.joseph@outlook.fr