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Télécharger la brève stratégique n° 39 - 2022

La « cobelligérance », ou quand un état devient-il partie à un conflit armé ?

Julia Grignon

Bien que la notion de « cobelligérance » ne soit pas consacrée en droit des conflits armés, elle pose la question du moment, ou du seuil, à partir duquel le soutien apporté par un ou des État(s) à un autre dans sa lutte contre un ennemi commun en font une ou des partie(s) à ce conflit armé. Dans le cas de la guerre en Ukraine, le soutien apporté par un grand nombre d’États à Kyiv, notamment au travers de la livraison d’armes, ne fait pas de ces États des « cobelligérants ».

Dès les tout premiers moments de l’offensive russe menée sur l’ensemble du territoire de l’Ukraine à partir du 24 février, un certain nombre d’États a apporté son soutien à l’Ukraine. Celui-ci s’est organisé rapidement et a pris, et continue de prendre, plusieurs formes. Il se traduit notamment par la livraison d’armes à l’Ukraine ou par l’entraînement de certains des membres de ses forces armées à l’utilisation de certains armements, mais aussi par la fourniture de renseignements. Ce soutien suscite un certain nombre d’interrogations. Celles-ci sont de plusieurs ordres : politique, stratégique, économique mais aussi juridique. Quant à l’aspect juridique, celui-ci se décline lui-même de différentes manières. Et si l’on s’en tient aux aspects liés uniquement au droit international, là encore trois corpus au moins peuvent être mobilisés : le droit au recours à la force tel qu’encadré par la Charte des Nations unies, le droit des conflits armés dont le socle fondamental est constitué des quatre Conventions de Genève de 1949 et leurs Protocoles additionnels de 1977 et le droit de la neutralité tel que décrit dans les Conventions de La Haye de 1907. Aucun de ces corpus n’apporte de réponse définitivement tranchée et, au fond, si c’est bien une réponse juridique qui est recherchée face au comportement de certains États qui souhaitent apporter leur soutien aux troupes ukrainiennes afin qu’elles prennent l’ascendant sur les troupes russes, cette question est en réalité éminemment politique. Quoi qu’il en soit, cette brève a pour but d’éclairer la manière dont le droit des conflits armés appréhende cette question.

Comme son nom l’indique, le droit des conflits armés a vocation à s’appliquer pendant les conflits armés et prévoit des obligations que doivent respecter les « parties au conflit ». Afin de fixer ses conditions d’application ces expressions doivent donc trouver une définition. Les textes eux-mêmes ne le donnent pas. L’article 2 commun aux quatre Conventions de Genève prévoit simplement que celles-ci s’appliqueront « en cas de guerre déclarée ou de tout autre conflit armé surgissant entre deux ou plusieurs des Hautes Parties contractantes, même si l’état de guerre n’est pas reconnu par l’une d’elles » ainsi que « dans tous les cas d’occupation de tout ou partie du territoire ». Quant à l’article 3 commun il énonce qu’en « cas de conflit armé ne présentant pas un caractère international et surgissant sur le territoire de l’une des Hautes Parties contractantes, chacune des Parties au conflit sera tenue d’appliquer au moins » un certain nombre de dispositions qu’il énumère ensuite limitativement. Sont ainsi posées les deux situations dans lesquelles le droit des conflits armés s’applique : le conflit armé international, c’est-à-dire le conflit armé entre États tel que le connaît l’Ukraine, et le conflit armé non international, c’est-à-dire entre un État et un ou des groupe(s) armé(s), ou entre des groupes armés entre eux. Cela ne dit rien toutefois, ni du moment à partir duquel on peut considérer qu’un État est partie à un conflit armé, ni des hypothèses de participation à un conflit armé préexistant, que l’on désigne parfois par le terme de « cobelligérance » – un terme qui n’est donc pas consacré par le droit des conflits armés. À défaut de textes explicites, la doctrine et la jurisprudence apportent des éclairages utiles.

En ce qui concerne l’initiation d’un conflit armé entre États, sa qualification repose sur un constat factuel : dès lors qu’un ou plusieurs État(s) utilise(nt) la force armée contre un autre qui n’y a pas consenti, que ce dernier y réponde ou non, quelle que soit la nature des biens ou des personnes visées et sans qu’un seuil d’intensité de la violence n’ait à être franchi, l’existence d’un conflit armé international peut être constatée.

En ce qui concerne l’intervention d’un ou plusieurs État(s) dans un conflit armé préexistant, la situation, et la qualification correspondante, ne pose pas de problème lorsque cet ou ces État(s) intervien(nen)t directement dans le conflit, c’est-à-dire physiquement par le biais de ses ou leurs propres forces armées sur le territoire d’un autre État et contre celui-ci. Que cette intervention se fasse par les voies terrestres, aériennes ou maritimes, dès lors qu’elle se matérialise en un recours à la force armée du ou des État(s) intervenant(s) contre l’État sur le territoire duquel il(s) intervien(nen)t, la participation au conflit est caractérisée. Dit autrement, dès lors que peut être constaté « [m]atériellement, un usage de la force [consistant en] un acte physique entraînant directement des pertes en vies humaines, des blessures, des dommages ou des destructions à des personnes ou à des biens » l’engagement dans le conflit d’un État est caractérisé et la qualité de « partie au conflit » correspondante constituée.

En ce qui concerne la qualification à retenir dans le cas d’une intervention indirecte, c’est-à-dire une intervention qui ne se voit pas ou qui n’a pas vocation à se voir, la question a été tranchée dès la première affaire qu’a eu à connaître le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, dans le cadre d’une intervention indirecte d’un État dans un conflit armé non international préexistant. Pour statuer, le tribunal devait en effet d’abord qualifier le conflit et, compte tenu du soutien apporté par la République fédérale de Yougoslavie aux forces armées des Serbes de Bosnie, il a considéré que le conflit armé dont il avait à juger, en apparence non international, était en réalité un conflit armé international. Il a pour cela dégagé le critère du « contrôle global » aux termes duquel un soutien qui va au-delà du simple financement et équipement d’un groupe armé engagé dans un conflit armé, mais qui implique également une participation à la planification et à la supervision de ses opérations militaires, permet de considérer que par cette intervention indirecte l’État qui apporte son soutien est en réalité lui-même engagé dans le conflit armé. En revanche, le tribunal n’exige pas que ce contrôle s’étende à l’émission d’ordres ou d’instructions spécifiques concernant des actions militaires précises.

Bien que ce jugement ait été rendu dans le cadre d’un conflit armé non international préexistant et non un conflit armé international tel qu’il se déroule en l’occurrence en Ukraine, il est toutefois permis de déduire de ce qui précède un certain nombre d’éléments en ce qui concerne le soutien apporté par des États tiers à un État engagé dans un conflit armé international, et leur qualité ou non de partie au conflit armé.

Ainsi :

• le fait de financer, équiper, par le biais de fourniture d’armements par exemple, renseigner ou entraîner d’autres forces armées que les siennes ; ou

• le fait que des individus ressortissants de cet État rejoignent les forces armées d’un autre État, ou participent directement aux hostilités, à titre personnel,

n’est pas de nature à permettre de considérer qu’un État puisse recevoir la qualification de « partie à un conflit armé » international, et donc de « cobelligérant » au sens du droit des conflits armés.

En revanche, serait de nature à faire entrer un État dans le conflit armé :

• tout engagement militaire direct dans les hostilités de manière collective, c’est-à-dire à la suite d’une décision prise par les organes de l’État ;

• tout engagement militaire indirect qui consisterait en une participation à la planification et à la supervision des opérations militaires d’un autre État ; ou

• la mise à disposition de ses propres bases militaires pour permettre à des troupes étrangères de pénétrer sur le territoire de l’État en conflit (hypothèse du Bélarus), ou la mise à disposition de ses bases aériennes pour permettre le décollage d’avions qui iraient bombarder des troupes se trouvant sur ce territoire, ou mettre en œuvre une zone d’exclusion aérienne, par exemple.

Tel que mentionné d’emblée, ces conclusions ne sont propres qu’à éclairer les conditions d’application du droit des conflits armés. Elles permettent de fixer à quelles obligations les États sont soumis dans la conduite des hostilités et lorsque des individus tombent en leur pouvoir. Elles ne prédéterminent donc pas quelles pourraient être les conclusions quant à la licéité d’un tel soutien au regard du droit au recours à la force ou quant à une éventuelle rupture de la neutralité. Sur ces questions on pourra utilement se rapporter à cette analyse en lien avec l’Ukraine.

Malgré la persistance d’un certain flou autour de ce que recouvre et implique la « cobelligérance », qui peut en outre s’appréhender sous plusieurs angles différents en droit international, il convient de retenir que le soutien apporté par un grand nombre d’États à l’Ukraine, notamment au travers de la livraison d’armes ou d’un soutien économique – et bien qu’il prenne de plus en plus d’ampleur – n’est pas de nature à faire de ces États des parties au conflit armé qui l’oppose à la Russie.

 

Professeure agrégée de la faculté de droit de l’Université Laval (Canada) et docteure de l’Université de Genève (Suisse), Julia Grignon est chercheuse en droit des conflits armés à l’IRSEM.

Contact : julia.grignon@irsem.fr