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Médiatisation du renseignement et guerre en Ukraine

 

Damien Van Puyvelde

 

La guerre en Ukraine a propulsé les services de renseignement occidentaux sur le devant de la scène médiatique et souligné leur importance dans la lutte informationnelle. Lorsque les conditions le permettent, le renseignement peut être utilisé comme outil de communication publique afin de soutenir les stratégies adoptées par les décideurs politiques.

 

Le déclenchement de la guerre en Ukraine, et la montée des tensions qui l’a précédé, ont donné lieu à une vague de déclassification et de médiatisation du renseignement. Aux États-Unis, l’administration du président Biden utilise des briefings quotidiens pour publiciser du renseignement sur la situation en Ukraine. Cette médiatisation du renseignement pose deux questions essentielles : celle de la place du renseignement dans le débat public et celle de son usage public à des fins stratégiques.

A posteriori, les grands changements qui marquent la scène internationale apparaissent souvent comme des événements qui auraient pu ou dû être anticipés. Cette impression ne manquera pas de s’appliquer à la guerre en Ukraine. La guerre en Géorgie (2008) et le conflit en Crimée (depuis 2014) ont ainsi constitué de sérieux avertissements quant aux velléités d’invasion russe. Dans une rhétorique déjà largement convoquée lors de ces conflits, le président Poutine soulignait publiquement dans un discours de juillet 2021 « l'unité historique des Russes et des Ukrainiens ».

Dès la fin octobre 2021, les États-Unis dénonçaient le déploiement de troupes russes aux frontières de l’Ukraine et annonçaient l’offensive à venir. Les événements qui ont suivi ont donné raison aux évaluations de la communauté américaine du renseignement. Mais dans les mois qui ont précédé l’offensive russe, le choix de l’administration du président Biden de systématiquement déclassifier et médiatiser du renseignement sur les capacités et intentions russes, constituait un pari risqué. Les commentateurs souligneraient aujourd’hui l’échec des services américains si le président Poutine n’avait pas donné le feu vert à l’invasion de l’Ukraine.

L’évaluation américaine d’une invasion à venir de l’Ukraine n’était d’ailleurs pas partagée par tous les services occidentaux. Dans un entretien accordé au quotidien Le Monde, le chef d’état-major des armées confirmait récemment que les services américains avaient aussi partagé leur évaluation de la menace avec la France, dont les services soulignaient plutôt le « coût monstrueux » d’une conquête de l’Ukraine. Cette évaluation plus réservée des intentions russes a initialement limité les opportunités de médiatisation du renseignement en France.

La décision de donner un rôle public au renseignement s’explique de plusieurs manières. Cette médiatisation est d’abord le fruit d’une décision politique. Face à l’escalade du conflit en Ukraine, le président Biden et le Premier ministre Boris Johnson ont adopté une politique acerbe face au président Poutine. Cette politique s’est notamment traduite par une stratégie informationnelle qui utilise le renseignement afin de communiquer publiquement au président Poutine que les autorités américaines et britanniques ont compris ses intentions et qu’elles réagiraient aux agressions russes.

Cette stratégie constitue en outre une réponse à la propagande russe, notamment dans le but d’apporter des réfutations anticipées aux campagnes de désinformation. Le calcul est qu’il vaut mieux déclassifier et publier du renseignement, plutôt que de réagir après une invasion ou une opération. Cette stratégie a notamment permis de mieux contrôler le récit initial du conflit, qui façonne les positions diplomatiques et la réponse de la communauté internationale. Elle a aussi pu réduire les marges de manœuvre de l’adversaire, en empêchant par exemple des opérations sous faux pavillon.

La médiatisation du renseignement s’explique enfin par une conjonction de facteurs propres à la guerre en Ukraine et aux conflits contemporains. Les conflits de haute intensité sont particulièrement visibles, ce qui rend la collecte de renseignement – notamment sur les déplacements de troupes russes – relativement aisée. Par ailleurs, ces dernières années, certains types de renseignement se sont banalisés, devenant des sources d’information publique. On retrouve notamment de nombreuses images satellitaires, le plus souvent produites par des compagnies privées, dans les articles de presse et sur les réseaux sociaux. La disponibilité de ces sources d’information facilite la déclassification.

La prolifération d’analyse et de bruit ambiant dans l’espace public offre une opportunité aux services étatiques qui peuvent ainsi souligner leur savoir-faire en déclassifiant des évaluations sur l’état des hostilités. Au Royaume-Uni, le service de renseignement militaire a ainsi assumé un rôle très public depuis plusieurs semaines. Le ministère de la Défense britannique tweete des mises à jour quotidiennes de la situation en Ukraine estampillées defence intelligence. La recherche suggère que le public britannique aurait plutôt tendance à faire confiance à ses services de renseignement, ce qui pourrait expliquer leur rôle plus visible dans les communications du ministère. Aux États-Unis, la stratégie de communication du renseignement replace la communauté du renseignement au centre du processus de décision, après les années de discrédit portées par l’administration de Donald Trump.

En France, le président Macron a nettement favorisé la voie diplomatique. La communication publique souligne donc la nécessité de négocier avec le président Poutine afin de protéger les civils et de mettre fin à la guerre. L’usage qui est fait du renseignement est moins visible et direct. L’état-major des armées (dont la Direction du renseignement militaire dépend) publie des points de situation en Ukraine quotidiens sur les sites du ministère des Armées et du ministère des Affaires étrangères. Ces derniers sont ensuite relayés sur Twitter, le plus souvent par des tiers.

Cette communication du renseignement vise aussi l’opinion publique afin de s’assurer de son soutien et de la préparer aux coûts d’une implication plus importante dans la guerre en Ukraine. Depuis le début de la guerre, cette communication a mis en exergue l’enlisement russe, la vigueur de la résistance ukrainienne, et l’usage de frappes indiscriminées par la Russie. Ces thèmes continuent de souder le camp occidental et les opinions publiques.

L’efficacité de ces stratégies de communication est difficile à évaluer parce qu’il n’est pas toujours possible d’isoler ses effets et de les identifier de manière tangible. L’histoire montre que la médiatisation du renseignement comporte certains risques, notamment celui d’une politisation à des fins de manipulation. Lorsque les analystes ou les décideurs communiquent une interprétation erronée des renseignements dont ils disposent, ils risquent – parfois intentionnellement – de tromper le public. On se rappellera l’utilisation de renseignements britanniques et américains pour justifier la guerre en Iraq.

Par ailleurs, l’implication des services dans le débat public tend une perche aux services de l’adversaire. Dans le cas présent, les services russes peuvent utiliser le rôle assez visible des services occidentaux comme un outil de contre-propagande : les insurgés ukrainiens deviendraient alors le bras armé de la CIA ou du MI6. Ici encore, les services et les décideurs doivent bien calibrer la communication publique pour minimiser les retours de flamme.

Enfin, il faut souligner que le renseignement n’est pas un outil de puissance en tant que tel. Il ne peut se substituer à la stratégie, mais il en fait partie intégrante. On peut avoir les meilleurs renseignements au monde, il faut encore qu’il y ait un soutien politique, une stratégie qui coordonne les instruments de la puissance et que les actions qui en découlent aient les effets escomptés sur le terrain.

Le renseignement peut contribuer à établir des faits, un récit dominant, informer le commandement militaire, mais il ne peut à lui seul faire basculer les intentions du président Poutine. Alors même que la communauté américaine avait vu juste en anticipant depuis plusieurs mois l’agression russe, ce succès n’a pas empêché l’escalade du conflit. Cet exemple souligne bien la manière dont le partage de renseignement et l’anticipation peuvent avertir et aider à établir une communauté d’interprétation entre alliés, mais ils restent tributaires des décisions politiques. Seuls les décideurs politiques peuvent fédérer le type d’action collective qui permettra de rétablir la paix en Ukraine.

 

Damien Van Puyvelde est professeur (Reader) en renseignement et sécurité internationale et directeur du Scottish Centre for War Studies de l’Université de Glasgow. Il est également chercheur associé à l’IRSEM.

Contact : damien.vanpuyvelde@glasgow.ac.uk