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Guerre en Ukraine, dilemmes stratégiques en Indo-Pacifique

 

Marianne Péron-Doise

 

En Indo-Pacifique, l’invasion russe de l’Ukraine a ravivé la crainte du scénario de l’usage de la force dont la Chine serait l’acteur. Les réactions régionales reflètent cette crainte comme le besoin de conserver des relations stables avec la Russie. Pour les États-Unis et leurs alliés asiatiques c’est l’occasion de réfléchir sur la pertinence des alliances bilatérales historiques les liant les uns aux autres. Sont-elles en l’état assez dissuasives pour contenir l’expansion multidimensionnelle chinoise ? Fonctionneront-elles efficacement en cas de crise ?

 

Les pays asiatiques observent la guerre russo-ukrainienne et ses développements avec inquiétude bien qu’ils en ressentent diversement la portée. Beaucoup d’entre eux, mal remis des conséquences économiques et sociales de la Covid-19, redoutent les effets du conflit sur leur quotidien en termes de hausse du prix des matières énergétiques, de turbulences des marchés financiers et de continuité des chaînes d’approvisionnement. Ceux qui ont condamné l’invasion russe et adhéré aux sanctions, comme Singapour, le Japon, la Corée du Sud ou l’Australie, s’attendent à être la cible de cyberattaques de représailles. Au-delà, les pays asiatiques sont surtout confrontés à la difficulté de maintenir des relations diplomatiques équilibrées entre les États-Unis, la Russie et l’Europe, et plus encore avec la Chine. Ce paramètre chinois, à l’évidence, les paralyse.

Le ton des principaux médias asiatiques reflète ces complexités de positionnement. La Russie, si elle est un acteur lointain, reste le pourvoyeur d’équipements militaires majeurs comme des sous-marins et des avions de chasse qu’il faudra entretenir sur le long terme, sauf à lancer de nouveaux et coûteux programmes d’acquisition. Les États-Unis, puissance asiatique de premier plan, qui ont fait de l’Indo-Pacifique leur priorité stratégique, constituent par ailleurs le moteur d’un système d’alliances politico-militaires renouvelé à travers le QUAD et l’AUKUS, deux mécanismes destinés à contenir l’expansion chinoise. Pour sa part, l’Union européenne est un partenaire économique et commercial significatif, notamment pour l’ASEAN, l’Inde et le Japon mais aussi pour la Chine. Si des questions se posent sur sa capacité à mettre en œuvre sa stratégie indopacifique fraîchement publiée, son intense mobilisation diplomatique et sa recherche d’options crédibles (des sanctions économiques aux livraisons d’armes) pour peser sur le cours de la guerre retiennent l’attention. Toutefois, le déterminant fondamental demeure la dépendance stratégique à la Chine dans l’appréciation faite par beaucoup de pays.

C’est bien la transposition d’un scénario de recours à la force par la Chine et la crainte de la radicalisation de situations de fait accompli qui s’imposent à l’esprit des pays asiatiques qui observent la guerre russo-ukrainienne. L’expansion unilatérale de Pékin en mer de Chine du Sud, le durcissement des tensions sino-japonaises sur les îlots Senkaku et plus encore la perspective d’une prise de contrôle de Taïwan sont les véritables facteurs qui pèsent dans l’expression des soutiens affichés. Ainsi la présidente taïwanaise a sans équivoque condamné l’agression russe et s’est immédiatement alignée sur les sanctions occidentales.

C’est à cette aune qu’il convient d’analyser la tiédeur du communiqué publié le 26 février par l’ASEAN. Le document évite en particulier le terme d’invasion préférant l’expression « hostilités armées ». Seuls Singapour et l’Indonésie ont tenu un langage plus ferme en mentionnant le respect de l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Le Vietnam, grand importateur d’armes russes et ukrainiennes, a opté pour un ton prudent se référant à la Charte des Nations unies. Le pays s’est abstenu lors du vote de l’Assemblée générale des Nations unies du 2 mars appelant à condamner la Russie. Hanoï a en effet un partenariat stratégique de haut niveau avec cette dernière, statut uniquement partagé avec l’Inde et la Chine. La junte militaire birmane, qui bénéficie du soutien politique et militaire de Moscou, a évoqué une « invasion justifiée ».

La retenue aséanienne, reflet d’un dilemme stratégique majeur, n’est pas que le fait de petits pays en situation d’asymétrie face à de grandes puissances dont ils dépendent et entre lesquelles ils ne souhaitent, ni ne peuvent choisir. L’Inde elle-même, écartelée entre des partenaires clefs, s’est jusqu’à présent abstenue de toutes déclarations condamnant l’action de la Russie. Confrontée à l’expansion chinoise dans l’océan Indien et sur sa frontière himalayenne, elle ne veut pas avoir à choisir entre la Russie, son principal fournisseur d’armes, et les États-Unis. Toutefois, cette position d’équilibre semble intenable sur le long terme, notamment en raison de l’appartenance de Delhi au QUAD.

Les réactions sont plus prévisibles en Asie de l’Est. Sans surprise, la Chine ne désavoue pas clairement la Russie tout en appelant Moscou et Kiev à la retenue. Pour leur part, le Japon et la Corée du Sud se sont alignés sur la politique de sanctions des États-Unis et de l’Union européenne. Pour autant, les trois pays s’inquiètent d’un isolement trop marqué de la Russie qui reste pour eux un voisin complexe à gérer.

Le Japon ne souhaite pas s’aliéner la Russie qui entend garder son contrôle sur l’archipel des Kouriles (Territoires du Nord pour le Japon) au grand dam de Tokyo qui observe un net regain d’activité de la flotte russe du Pacifique. Les deux pays n’ont toujours pas signé de traité de paix depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Quant à la Corée du Sud, dont le gouvernement est quelque peu paralysé par les élections présidentielles du 9 mars, elle se préoccupe de conserver de bonnes relations tant avec la Russie qu’avec la Chine, face à une Corée du Nord qui multiplie les tirs de missiles depuis le début de l’année. Mais une fois de plus, Séoul est avant tout tenu par sa loyauté d’allié et sa dépendance sécuritaire vis-à-vis de Washington.

Le rapprochement observé entre la Chine et la Russie constitue une source de préoccupations supplémentaires. Lors de l’ouverture des Jeux olympiques de Pékin, début février, Vladimir Poutine s’était complaisamment affiché aux côtés de Xi Jinping vantant leurs liens « plus étroits que jamais ». Dans une déclaration conjointe, les deux présidents avaient dénoncé la stratégie indo-pacifique américaine tout comme le partenariat de sécurité AUKUS. Cette communauté d’intérêt se retrouve dans leurs dénonciations des avancées de l’OTAN en Europe. Mais cette connivence affichée, qui sert les intérêts respectifs des deux hommes, n’est pas sans failles. La propension de Vladimir Poutine à agir militairement suscite des interrogations à Pékin. Avec ses incessantes actions de force, en Géorgie, en Crimée, au Kazakhstan, le président russe remet en cause le principe d’intégrité des frontières et de non-ingérence que la Chine avance constamment, en particulier dans la légitimation de « ses droits » sur Taïwan. D’où l’ambiguïté de sa position sur l’Ukraine, cette dernière étant pour Pékin un État souverain, contrairement à Taïwan présentée comme une partie « inaliénable » du territoire chinois. Paradoxalement, si la guerre en Ukraine constitue pour Pékin un moyen d’entraver les ambitions indo-pacifiques des États-Unis, elle ne doit ni trop servir, ni trop affaiblir la puissance russe. En ce sens, la vigueur des sanctions internationales, l’unité dans la condamnation de la guerre comme la montée d’une contestation intérieure en Russie suscitent les alarmes chinoises.

L’efficacité de la réponse de Washington, de l’UE comme de l’OTAN dans le soutien à un pays ami agressé est soigneusement scrutée. Le sérieux de la garantie de sécurité américaine et sa portée dissuasive sont en effet des éléments clefs pour apprécier la réalité de la puissance américaine en Indo-Pacifique. La guerre en Ukraine constitue ainsi un test grandeur nature des capacités de Washington à coordonner une réponse effective et susceptible d’inverser le cours d’un conflit d’ampleur – toute proportion gardée, car il n’y a pas d’engagement militaire direct de leur part, Kiev n’étant lié par aucun accord sécuritaire avec eux. Toutefois Washington aura tenté de prévenir le conflit par le partage de renseignement et une importante assistance militaire. Pour la Chine, il s’agit d’un cas d’étude précieux tant sous l’angle politico-économique qu’opérationnel. Mais pour certains en Asie du Sud-Est qui pensent que leur « neutralité » les protège, la bipolarisation du paysage stratégique international résonne comme une menace.

 

Marianne Péron-Doise est chercheuse à l’IRSEM et chercheuse associée à l’IRIS. Ses travaux portent sur les équilibres stratégiques en Asie de l’Est et le rôle de la « sécurité maritime » dans les relations internationales.

Contact: marianne.peron-doise@irsem.fr