Visuel BS 34 Jolly Clausewitz En Ukraine
 

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Clausewitz en Ukraine

 

Édouard JOLLY

 

Le conflit armé entre l’Ukraine et la Russie marque le retour de la guerre de haute intensité en Europe. Dans sa lettre adressée aux officiers généraux le 9 mars dernier, le général Burkhard, chef d’État-major des armées (CEMA), explique que les forces ukrainiennes, étirées et sans réserve, pourraient s’effondrer. Pour autant, le peuple en armes continuerait peut-être le combat, la grande guerre se prolongerait dans la petite.

 

Depuis le 24 février, l’Europe et le reste du monde assistent à un conflit armé international entre la Russie et l’Ukraine. Statistiquement, depuis le début du XXIe siècle, la proportion des affrontements entre forces étatiques avait tendance à se réduire face à l’augmentation régulière des conflits intraétatiques, internationalisés ou non. Historiquement, l’invasion russe semble si classique dans sa forme qu’en dépit des nombreuses sources de renseignements depuis novembre, l’incrédulité face à l’hypothèse d’une attaque terrestre de grande ampleur s’est muée en sidération, une fois la surprise subie. Coordonnée sur quatre axes – Kyiv, Karkhiv, le Donbass et la Crimée – et conçue comme une attaque en force sur une séquence simultanée, cette invasion témoigne d’un objectif de conquête territoriale rapide et d’élimination du dirigeant ukrainien. La masse et le feu déployés dans cette opération sont les plus importants en Europe depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale.

L’intensification récente des hostilités s’inscrit dans le contexte d’une crise régionale persistante, due à un conflit gelé depuis l’annexion de la Crimée en 2014 et l’insurrection séparatiste en 2015 dans le Donbass. À cette époque, les combats avaient déjà occasionné plusieurs milliers de morts du côté ukrainien. L’entrée de colonnes de blindés russes sur le territoire ukrainien a transformé la situation en affrontement de « haute intensité ». Telle qu’elle est définie dans le Concept d’emploi des forces terrestres (2020-2030), envisagée avec la nécessité de s’y préparer dans la vision stratégique du CEMA, la haute intensité réunit les différentes caractéristiques de cette guerre : un « affrontement soutenu entre masses de manœuvre agressives se contestant jusque dans la profondeur et dans différents milieux l’ensemble des champs de conflictualité (physique et immatériel) et dont l’objectif est de vaincre la puissance de l’adversaire ». Les masses de manœuvre engagées dans une guerre de haute intensité sont de l’échelle de plusieurs divisions. Un tel volume est propre à emporter des décisions stratégiques, d’une ampleur bien plus importante que celles des opérations extérieures à buts contre- insurrectionnels et antiterroristes dans le contexte de guerres dites « asymétriques ».

Dans cette « grande guerre » par son format, la symétrie entre l’Ukraine et la Russie est structurelle : deux dirigeants, qui personnifient leurs États respectifs, se confrontent par la violence organisée au moyen d’armées interposées, avec l’un comme l’autre la nécessité de conserver le soutien de leur peuple. Le rapport de force, évalué à partir des potentiels dont chaque camp dispose, donne a priori un avantage considérable à la Russie, tant en effectifs qu’en équipements et en budget. Pour autant, en l’espace d’un peu plus de deux semaines d’offensive, les pertes humaines et matérielles de l’armée russe apparaissent supérieures à celles de l’armée ukrainienne, au point d’inclure la mort de trois officiers généraux. Ce retour de la guerre majeure entre États illustre une loi fondamentale établie par Clausewitz, à savoir que « la conduite de la guerre sous sa forme défensive est en soi plus forte que l’offensive» (Vom Kriege, VI, 1). Dans un tel contexte, quels sont donc les principes stratégiques de la guerre défensive et quels sont les facteurs de succès à exploiter, en dépit d’un rapport de force initial défavorable ?

D’un point de vue purement logique, la conduite défensive de la guerre repose sur trois principes ou avantages majeurs. D’abord, le double objectif défensif de la conservation d’un territoire et de la préservation des forces vives est moins difficile à maintenir que celui de l’offensive, fait de conquête et de destruction. Une conduite défensive de la guerre peut ainsi se contenter non pas de vaincre la puissance de l’adversaire, mais d’empêcher que celui-ci ne réalise le but qu’il poursuit : se défendre, c’est avant tout résister. Ensuite, sachant qu’une attaque s’affaiblit tendanciellement dans le temps, la durée est favorable à la défense. Se défendre n’implique pas seulement de contrer ou esquiver une attaque, mais aussi de transformer l’attente en opportunité. La temporalité de la défense stratégique revient à répondre à la vitesse par la patience. Enfin, le défenseur a l’avantage du positionnement, en choisissant des terrains difficiles pour les combats de façon à niveler l’asymétrie des forces et favoriser les victoires. Tactiquement, les dispositif défensifs adaptés pour les forêts, marécages et montagnes de Clausewitz se traduisent aujourd’hui en défense mobile et défense d’usure en zone urbaine, incluant l’éventualité de combattre un jour dans les « mégapoles ».

Les principaux facteurs de succès stratégique de la conduite de la guerre défensive sont la surprise, la connaissance du terrain, les assauts séquencés, l’utilisation de places fortifiées, le support populaire et l’exploitation des forces morales (Vom Kriege, VI, 3). La surprise stratégique consiste par exemple à présenter plus de troupes et davantage de résistance que l’attaquant n’escomptait. Tactiquement, cela revient à privilégier les coups d’arrêt, par embuscade, en jalonnant et en désorganisant l’ennemi, tout en lui infligeant un maximum de pertes. La familiarité avec le terrain facilite les opérations de reconnaissance tout autant qu’elle favorise l’anticipation des actions de l’attaquant qui, de son côté, bénéficie de l’initiative. Dans sa traduction tactique, la familiarité du terrain aide à la réduction des mouvements par de la contre-mobilité en valorisant les obstacles naturels comme les forêts ou les marécages. Face à une stratégie offensive qui cherche l’encerclement et l’enveloppement, afin de profiter d’un rapport de force avantageux, la défensive est contrainte à une dispersion de ses forces dans le but de ne jamais constituer de front unique : contre des attaques simultanées et concentriques, la guerre défensive contre-attaque par séquences excentriques. L’utilisation de places fortifiées, à l’époque contemporaine, consiste en une fortification des zones urbaines avec des obstacles artificiels. Support de l’opinion et exploitation des forces morales, enfin, se traduisent par une communication publique maîtrisée, non exempte de propagande toutefois, mais qui tend à démontrer l’illégitimité de l’attaque subie, criminalisée comme agression.

Dès lors que les forces armées ukrainiennes pourraient être défaites, la stratégie défensive serait davantage contrainte encore à se poursuivre par de la « petite guerre », conduite par la défense civile. La spécificité de la guerre populaire est ce que Clausewitz appelle « combat défensif » (Verteidigungsgefecht). Privilégiant l’offensive tactique, le combattant populaire ne doit jamais être contraint par l’ennemi à prendre une position tactiquement défensive. Le « combat défensif » se contente d’attaques rapides qui ne doivent jamais être fixées par l’ennemi ou contraintes à de la défense ferme. Le combat défensif renvoie à un principe de guérilla valable quel que soit le contexte : c’est un combat livré sans bataille. Le praticien de cet art doit se faire maître de la guerre en restant sous le seuil de la bataille. Si les affrontements en Ukraine mettent en scène une multitude d’armements, la défense stratégique démontre l’importance tactique des drones Bayraktar TB2, des missiles antichars (NLAW, Javelin, Panzerfaust) et antiaériens, mais aussi de l’ensemble des moyens déjà utilisés de part et d’autre dans la première phase du conflit en 2014-2015.

« Aucun État ne devrait croire que son destin, en l’occurrence toute son existence, dépend d’une unique bataille, aussi décisive soit-elle. S’il est défait, la mobilisation de nouvelles forces et l’affaiblissement naturel, que subit toute attaque dans la durée, peuvent provoquer un retournement de situation, ou bien peut-il recevoir de l’aide de l’extérieur. Il sera toujours temps de mourir et, de même que celui qui se noie se raccroche instinctivement à n’importe quelle branche, il est dans l’ordre naturel du monde moral qu’un peuple qui se voit précipité au bord de l’abîme ait recours à d’ultimes moyens pour son salut » (Vom Kriege, VI, 26).

 

Édouard Jolly est chercheur en théorie des conflits armés et philosophie de la guerre à l’IRSEM.

Contact : edouard.jolly@irsem.fr