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Scénario de crise ouverte dans le détroit de Taïwan - Quelles implications stratégiques pour l’Europe ?

 

Nicolas Regaud

 

Alors que le scénario d’une opération chinoise de vive force contre Taïwan est désormais jugé crédible à court-moyen terme, les Européens tardent à saisir l’ampleur de ses conséquences sur leurs propres intérêts stratégiques. Sauf à mettre en péril leurs relations avec les États-Unis, ils devraient alors faire preuve de solidarité sur le plan politique mais également militaire. Une prise de conscience des enjeux et des atouts européens serait susceptible de contribuer à dissuader la Chine de franchir le Rubicon.

Le recours à la force pour réunir Taïwan à la Chine populaire, et ainsi parachever la « grande renaissance de la nation chinoise », n’est plus un scénario théorique et doit être considéré comme réalisable – sinon probable – au cours de la présente décennie. Le président Xi Jinping a clairement indiqué, dès son arrivée au pouvoir en 2012, que la résolution de la question de Taïwan ne serait pas laissée à la prochaine génération. Depuis, le renforcement des capacités militaires chinoises à tous les niveaux conduit les stratèges américains à s’interroger sur la capacité de Washington à prévenir une prise de contrôle de Taïwan, si tant est que la Maison Blanche décide d’intervenir. Plusieurs scénarios sont aujourd’hui envisageables : contrôle à distance des flux maritimes et aériens taïwanais via une extension de l’ADIZ chinoise en mer de Chine orientale annoncée en 2013 et une décision comparable sur le plan maritime ; blocus en bonne et due forme (qui relève d’un acte de guerre) ; voire agression générale multi-domaines. Selon que la Chine cherche à presser Taipei de venir à la table des négociations ou à engager une épreuve de force décisive, la crise peut s’inscrire sur le temps long ou durer de quelques jours à quelques semaines.

Pour les États-Unis et leurs alliés de la région – au premier rang desquels le Japon et l’Australie – il s’agit d’un enjeu stratégique vital, quel que soit le scénario de conflit. Pour Washington, cet affrontement des volontés n’aurait pas pour seul enjeu celui de la défense d’une jeune démocratie, mais aussi celui du maintien du statut international des États-Unis et de leur prééminence stratégique en Indo-Pacifique (et dans le monde). Pour leurs alliés, l’enjeu serait le maintien du système d’alliances qui a assuré la sécurité de la région pendant plus de soixante-dix ans. Car une absence de réaction américaine ou, pire, une défaite face à la Chine, auraient pour résultat d’affaiblir la crédibilité des garanties de sécurité américaines dans la région. Par voie de conséquence, on peut aussi penser que cela inciterait la Corée du Sud et le Japon à se doter de capacités de dissuasion nucléaire, portant ainsi un coup probablement fatal au régime international de non-prolifération.

Dans cette perspective, on peut analyser la création d’AUKUS comme le fruit d’une volonté de l’Australie d’obtenir une réassurance américaine la plus solide possible, au prix de son autonomie stratégique. La déclaration de son ministre de la Défense Peter Dutton, en novembre dernier, selon laquelle la Chine constitue « une menace existentielle pour la région » et que, en cas de conflit dans le détroit de Taïwan et d’intervention américaine, il serait « inconcevable » que Canberra ne vienne pas en appui de Washington, illustre à la fois cette perception d’un enjeu vital pour la sécurité régionale et la nécessité de s’opposer à une modification du statu quo, synonyme de bouleversement des grands équilibres stratégiques et d’établissement d’une primauté stratégique de la Chine en Asie orientale. L’ancien Premier ministre japonais Shinzo Abe n’a pas dit autre chose lorsqu’il a déclaré peu après qu’une « crise ouverte à Taïwan serait une crise ouverte pour le Japon et pour l’alliance nippo-américaine » et qu’une action militaire de la Chine contre l’île conduirait à commettre un « suicide économique ».

Les répercussions stratégiques d’une agression chinoise contre Taïwan se feraient sentir jusqu’en Europe, au moins à deux titres. En premier lieu, elle conduirait les États-Unis à faire appel à la solidarité transatlantique et une éventuelle division européenne ou une réponse politique – voire militaire – qui ne serait pas à la hauteur des enjeux pour Washington (infiniment supérieurs à ce qu’ils furent lors de la guerre du Vietnam ou de l’Afghanistan) serait susceptible d’affecter gravement les relations transatlantiques, voire de mettre en cause l’engagement stratégique américain en Europe. Ensuite, en cas d’échec de Washington à prévenir la chute de Taïwan, le coup porté à la crédibilité des garanties de sécurité américaines affecterait tout autant les alliés d’Asie-Pacifique que ceux du continent européen. Dans un tel scénario-catastrophe, si l’on accepte l’hypothèse d’un risque consécutif de prolifération et de mise en cause du régime international de non-prolifération, ce sont surtout les Européens qui risquent d’en pâtir. En effet, ils seraient les plus directement concernés par de possibles effets dominos d’une prolifération nucléaire dans des pays à la périphérie méridionale de l’Europe qui sont suspectés d’avoir ou qui ont déjà manifesté ouvertement leurs ambitions en la matière (Arabie saoudite, Égypte, Iran, Turquie).

Les conséquences d’un non-choix européen ou d’un positionnement prudemment attentiste se réfugiant derrière des appels diplomatiques à une solution politique du conflit seraient, d’un point de vue stratégique, incomparablement supérieures au prix à payer d’un engagement politique et militaire contre l’agression chinoise qui susciterait naturellement des représailles de Pékin sur le plan politique, économique et cyber notamment. Une prise de conscience des Européens de la multiplicité et de la gravité des implications d’un scénario de crise ouverte dans le détroit est indispensable. Elle devrait aller de pair avec l’objectivation de la contribution politique et militaire potentielle des Européens pour prévenir l’ouverture d’une crise majeure et ses conséquences stratégiques les plus négatives pour les intérêts européens.

S’il est peu probable que les Européens soient en mesure de pratiquer une communication stratégique préventive aussi « musclée » que celle de Joe Biden, Peter Dutton et Shinzo Abe quant à une réponse militaire en cas d’agression chinoise, on peut néanmoins imaginer qu’ils fassent un effort de communication stratégique sur leur potentiel de réaction – politique mais aussi militaire. Car si les Européens disposent de moyens projetables limités – essentiellement français et britanniques (porte-avions, SNA, Rafale, Eurofighter, MRTT, frégates) – peu susceptibles d’être engagés en Extrême-Orient, ils pourraient jouer un rôle très significatif dans les théâtres périphériques que les forces américaines seraient amenées à quitter pour se concentrer en Asie orientale. En particulier dans l’océan Indien, les Européens pourraient jouer un rôle majeur en matière de protection, de filtrage ou d’interdiction des flux maritimes et de données numériques (câbles sous-marins), dans le cadre d’une stratégie d’off-shore control en réponse à une agression chinoise faisant peser une menace comparable sur les flux en Asie orientale. Les Européens disposent en outre de précieuses capacités satellitaires de renseignement, de communication et en matière cyber susceptibles de contribuer à la nécessaire redondance des moyens américains. Quant aux territoires ultramarins français du Pacifique et de l’océan Indien, ils pourraient s’avérer utiles dans le cadre d’une manœuvre de crise s’inscrivant dans la durée. Enfin, l’Europe pourrait constituer un « arrière sûr » en matière d’approvisionnements de tous types, dans un contexte de grave perturbation des flux commerciaux avec l’Asie orientale et de la crise financière globale provoquée par ce conflit majeur.

Les capacités militaires, la crédibilité de leur emploi ainsi que la communication stratégique à ce sujet constituent les trois piliers d’une politique de dissuasion. S’agissant de la communication, celle-ci s’effectue d’ordinaire de façon discrète ou indirecte, au travers d’exercices militaires en particulier. L’engagement d’exercices de scénarisation au sein de l’OTAN mais aussi de l’Union européenne – que la Boussole stratégique devrait permettre – pourrait faire progresser la prise de conscience des enjeux stratégiques majeurs d’une crise ouverte dans le détroit de Taïwan et aboutir à l’élaboration de plans de contingence. Une mise en œuvre dynamique de la stratégie européenne en Indo-Pacifique – par exemple une présence maritime coordonnée dans l’océan Indien – et l’ouverture de consultations stratégiques sur Taïwan avec les États-Unis permettraient de crédibiliser le rôle stratégique des Européens en cas de conflit. Une telle démarche contribuerait à faire prendre conscience à Pékin de son isolement ou à tout le moins des conséquences globales d’un pari stratégique fondé sur l’idée d’une division des Occidentaux, d’une pusillanimité ou d’une impuissance des Européens – et d’une minoration de ses propres vulnérabilités.

 

Nicolas Regaud est chercheur à l’IRSEM. Docteur en science politique, il travaille notamment sur les questions stratégiques en Indo-Pacifique et la sécurité climatique.

 

Contact : nicolas.regaud@irsem.fr