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Peut-on évaluer la politique publique de renseignement ?

Benjamin Oudet

 

Le renseignement semble réunir les critères d’une véritable politique publique. Se pose désormais la question de son évaluation. Deux propositions sont formulées : une évaluation à partir des orientations de la communauté du renseignement ; une évaluation de la contribution des services aux politiques publiques pour lesquelles ils sont spécifiquement mobilisés.

 

L’ouverture en 2020 d’un cycle législatif de révision de la « loi renseignement » du 24 juillet 2015 a été l’occasion d’une évaluation parlementaire liée à deux enjeux : l’appropriation du cadre juridique par les services de renseignement ; l’affermissement du cadre législatif et réglementaire. La concrétisation d’un droit du renseignement acte la formalisation d’une politique publique définie par la loi de 2015 : « La politique publique de renseignement concourt à la stratégie de sécurité nationale ainsi qu’à la défense et à la promotion des intérêts fondamentaux de la Nation. Elle relève de la compétence exclusive de l'État. »

Cette politique publique semble réunir désormais tous les critères d’une véritable politique publique, qu’il s’agisse de son programme de réformes (budgets, pilotage, ressources humaines, etc.) ou de son contrôle (politique, parlementaire, juridictionnel, administratif). Historiens et juristes voient dans ces évolutions le signe de la normalisation et de la banalisation d’un objet jusque-là tenu à la lisière de l’action publique. Mais si le renseignement se veut une politique publique « comme les autres », il doit pouvoir en retour être l’objet d’une démarche d’évaluation qui ne saurait se limiter au contrôle exercé sur les services ou à la conformité des pratiques aux règles de droit censées en assurer le contrôle.

Centrée sur les résultats, l’évaluation est avant tout une démarche d’analyse et de compréhension qui exige d’examiner la pertinence des objectifs. Depuis la révision constitutionnelle de juillet 2008, l’évaluation des politiques publiques constitue un objectif parlementaire à valeur constitutionnelle. La Délégation parlementaire au renseignement (DPR) s’en saisit tous les ans depuis l’élargissement de ses prérogatives par la Loi de programmation militaire 2014-2019. Elle fait état des documents qui sont portés à sa connaissance et suggère des pistes de réformes. En revanche, la dimension évaluative au sens d’« une démarche scientifique qui examine de façon systématique les produits ou les effets d’une politique ou d’un programme public, et qui, en fonction de critères définis, porte un jugement sur sa valeur et sa contribution[1] » est absente de ses rapports annuels. De même, l’action de l’Inspection des services de renseignement (ISR) s’apparente davantage à un contrôle de gestion, voire d’audit, qu’à une évaluation.

L’évaluation répond principalement à trois préoccupations : l’obligation imposée à toute autorité publique de rendre des comptes aux citoyens et d’être responsable devant eux ; comme instrument d’aide à la décision, elle permet d’interroger la rationalité de la décision publique ; elle vise à améliorer l’efficacité de l’action publique[2]. Avec la problématique technique ou procédurale de la prise de décision, les trois objectifs identifiés convergent vers la recherche de légitimité de la décision publique au regard de trois critères : l’efficacité (réalisation des objectifs fixés) ; l’efficience (rapport coûts/effets) ; la pertinence (adaptation de la décision pour résoudre un problème donné). La difficulté première découle de la comparaison entre les objectifs d’une politique et les résultats (mesurables) de la politique menée. Au regard de la définition proposée par la loi du 24 juillet 2015 et de la plasticité des notions de sécurité nationale et d’intérêts fondamentaux respectivement définies dans la LPM et le Code pénal, il est difficile de mesurer et de quantifier l’efficacité de la politique publique au regard de ses objectifs. Le renseignement aurait ainsi la réputation de n’être évaluable qu’à travers les indicateurs quantitatifs produits annuellement par les documents de lois de finances, comptabilisant le nombre de notes produites et diffusées. Ce constat n’est pas propre au renseignement, et comme le souligne Pierre Muller : « personne ne sait vraiment mesurer l’impact des politiques publiques sur les problèmes qu’elles veulent traiter parce qu’on est en général incapable de mesurer sérieusement les effets de l’action publique sur la société ».

Les deux solutions formulées s’appuient sur le postulat que la politique publique de renseignement est instrumentale ; sa vocation est de contribuer in fine à la formulation, voire à la mise en œuvre des politiques publiques dans le registre de la défense, de la diplomatie, de la police, de l’économie, etc. La première proposition envisage l’évaluation comme une démarche itérative à partir de la rédaction du plan national d’orientation du renseignement (PNOR). Autrement dit, il s’agit d’évaluer les relations entre les producteurs (services de renseignement) et leurs consommateurs (décideurs) au point de démarrage du cycle de renseignement. « L’approche client », explicitée et revendiquée comme la nouvelle méthode de production du document par la Coordination nationale du renseignement depuis 2015, repose sur deux axes d’orientation du cycle national de renseignement : les besoins des clients, articulés aux capacités des services, doivent présider à la stabilisation d’un plan de recherche national et ainsi éviter les mécanismes d’auto-orientation ; le nombre de clients gouvernementaux s’accroît au-delà des ministères de tutelle des services (Intérieur, Armées, Économie et finances). La méthode de rédaction du PNOR acte, à tout le moins dans ses intentions, une inflexion fonctionnaliste : le renseignement est un outil qui sert la prise de décision. Cette inflexion, qui est l’un des axes premiers des réformes mises en œuvre depuis plus de dix ans, ouvre la possibilité de retours réguliers vers les « clients » du renseignement : les productions des services ont-elles été livrées au bon moment, sur les bons sujets, aux bonnes personnes ?

La seconde proposition avance que l’évaluation ne saurait se concevoir à l’échelle « communautaire », indépendamment de la contribution des différents services aux politiques publiques qui les convoquent plus spécifiquement. La démarche consisterait à substituer une approche « par la communauté » à une approche « par l’enjeu » en sélectionnant des cas d’études comme la contre-prolifération ou la politique étrangère puis à mesurer la contribution des services de renseignement. La mesure de cette contribution pourrait être concrètement établie à partir de quatre questions : pourquoi le renseignement est-il convoqué par un nombre croissant de politiques publiques en dehors de ses registres naturels de la défense, de la sécurité et de la politique étrangère ? Comment le renseignement est-il inséré dans les processus de décision ? Quel est le registre de sa contribution en termes d’information ? Avec quels effets sur les décisions prises ? La confidentialité des sources et des méthodes, la question du « besoin d’en connaître » ainsi que la sensibilité des sujets abordés dans certaines réunions interministérielles, ne permettent pas à ce stade une approche quantitative de l’implication des services de renseignement. Une approche qualitative serait privilégiée. Il s’agit par exemple de savoir si, pourquoi et comment le renseignement a été mobilisé dans la définition d’une position diplomatique ou dans la conduite d’une opération extérieure. Cette approche rend possible une campagne d’entretiens avec les acteurs qui ne porterait pas sur les décisions en elles-mêmes mais sur le rôle du renseignement dans les processus de décision. Cela permet de contourner le secret lié aux méthodes et aux sources des services. Cette approche a déjà été mise en œuvre quant au rôle du renseignement dans les processus de décisions d’exportations d’armement.  L’hypothèse est que, par-delà la communauté du renseignement, les services, leurs directions, sous-directions sont insérés dans des réseaux de prises de décisions interministériels. Cette approche conduirait à dessiner une nouvelle cartographie du renseignement dans l’action publique, par-delà la description communautaire qui en est généralement faite. La reconstitution de ces réseaux d’action publique dans l’État, puis la mesure de la contribution du renseignement par des entretiens avec les différents acteurs permettraient de dégager, d’identifier et de mesurer les registres de contribution du renseignement.

« Plonger le renseignement dans l’État » : cette formule saisissante d’un ancien directeur de la DGSE dessine le programme de réformes qu’il souhaitait mettre en œuvre au tournant des années 1990. La démarche évaluative ne saurait à elle seule réaliser ce programme. Elle constitue cependant l’une des conditions nécessaires de la légitimité d’une politique publique de renseignement. Elle apparaît enfin comme un terrain de discussion prometteur entre les universitaires et les acteurs du renseignement.

 

Benjamin Oudet est ATER à l’Université de Poitiers, doctorant associé à l’IRSEM et auteur avec Olivier Chopin de Renseignement et sécurité, Armand Colin, 2019.

Contact : benjamin.oudet@univ-poitiers.fr


[1] Steve Jacob, « Évaluation », dans Laurie Boussaguet, Sophie Jacquot, Pauline Ravinet (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, Presses de Sciences Po, 5éd., 2019, p. 248-255.

[2] Émilie Chevalier, « Décision publique », dans Pascal Mbongo, François Hervouët et Carlo Santulli, Dictionnaire encyclopédique de l’État, Paris, Berger-Levrault, 2014, p. 193-196.