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Montée des tensions dans le détroit de Taïwan : quels enjeux pour l’Europe ?

Nicolas REGAUD

 

La Chine a haussé le niveau de pression sur Taïwan, notamment sur le plan militaire, au point que l’hypothèse d’une crise ouverte de grande ampleur ne peut être écartée, éventuellement à court terme. Celle-ci aurait des conséquences mondiales et il est improbable que les Européens puissent rester des spectateurs distants. Ce scénario est déterminant pour la stratégie européenne en Indo-Pacifique et les relations transatlantiques.

 

Pendant des décennies, l’équation taïwanaise reposait sur des termes bien établis entre les parties en présence – la Chine populaire, Taïwan et les États-Unis – conduisant à considérer que l’hypothèse la plus probable était le maintien du statu quo, même si Pékin faisait de la réunification un objectif politique central et que l’Armée populaire de libération (APL) développait ses capacités en conséquence. La Chine jugeait son développement économique prioritaire et ne disposait pas des moyens militaires d’une opération de vive force. Elle comptait sur le « modèle d’un pays, deux systèmes » inauguré à Hong Kong pour amener progressivement la population de Taïwan et son gouvernement à considérer l’option d’une réunification pacifique à terme. De leur côté, les États-Unis dissuadaient la Chine de tout aventurisme en maintenant une politique d’ambiguïté stratégique concernant leur engagement en cas de crise et contribuaient à la stabilité en fournissant aux forces de défense taïwanaises des armements participant à une forme de dissuasion conventionnelle. Dans le même temps, Washington décourageait les velléités d’indépendance des autorités de Taïwan, Pékin ayant clairement indiqué qu’une telle éventualité conduirait ipso facto à un conflit ouvert.

Au cours des dernières années, plusieurs paramètres ont substantiellement changé :

  • Le développement de la Chine se poursuit à un rythme soutenu, au point qu’un rattrapage du PIB américain est désormais envisagé dès 2028. Cette perspective alimente un nationalisme de l’appareil d’État déjà exacerbé, la conviction d’un déclin des États-Unis et en conséquence un sentiment de surconfiance dangereux dans la gestion d’une crise ;
  • Le rythme de progression des capacités militaires chinoises est impressionnant, conduisant l’amiral Philip Davidson, commandant des forces américaines de l’Indo-Pacifique, à considérer que celles-ci pourraient atteindre un niveau comparable à celles des États-Unis dans la région d’ici 2025.
  • L’agressivité croissante de la Chine et le changement progressif de l’équilibre des forces sont susceptibles de conduire Pékin à faire des erreurs de calcul, ce qui incite des experts américains de renom à proposer de passer d’une ambiguïté stratégique à une politique de soutien à Taïwan « sans ambiguïté », engageant officiellement les États-Unis à intervenir en cas d’emploi de la force par la Chine.
  • Non seulement 60 % des citoyens de Taïwan rejettent le concept d’« un pays, deux systèmes », mais la moitié estime désormais une indépendance formelle plus probable que la réunification : ces évolutions socio-politiques sont susceptibles d’alimenter la frustration de Pékin et le sentiment que la situation lui échappe.
  • La politique extérieure chinoise s’est caractérisée depuis 2012 à la fois par ses coups de force (Scarborough Shoal en 2012, poldérisation et militarisation en mer de Chine méridionale, répression massive au Xinjiang et remise en cause du statut d’autonomie de Hong Kong notamment) et par la mise en œuvre d’actions coercitives ou de rétorsion de nature économique, cyber et parfois militaire, comme à la frontière indienne. Cette désormais habituelle agressivité à l’égard de ceux qui s’opposent aux ambitions chinoises peut laisser augurer une inclination à l’emploi de la manière forte vis-à-vis de Taïwan ;
  • Les récentes déclarations de hauts responsables, notamment celle du chef d’état-major de l’APL, et les incursions aériennes croissantes d’avions de combat dans la zone d’identification de défense aérienne taïwanaise (380 en 2020), sont de mauvais augure et augmentent les risques d’incident et d’escalade.

La question des actions que la Chine serait susceptible d’engager contre Taïwan est par nature hautement spéculative.Parmi celles-ci, un contrôle filtrant des espaces maritime et aérien de Taïwan semble militairement et politiquement réaliste, car restant sous le seuil d’un acte de guerre. Ilpourrait débuter par une mise sous cocon des îlots proches du continent. Cette option, qui viserait à réduire le risque d’une intervention militaire américaine, pourrait être complétée par des mesures de coercition dans les domaines électromagnétique, cyber, économique et financier notamment. Son objectif serait, sans recourir à des mesures létales, de paralyser le pays et de contraindre Taipei à ouvrir des négociations. La palette des modes opératoires est vaste et reflète la puissance multidimensionnelle acquise par la Chine. Quel que soit celui que choisirait Pékin, les risques seraient considérables, notamment pour Xi Jinping et le parti communiste en cas d’échec, et susceptibles de contribuer à une montée aux extrêmes. De leur côté, les États-Unis ont bien conscience de l’impact dévastateur sur leurs alliances régionales d’une éventuelle inaptitude à mettre en échec un coup de force de la Chine et la percée de la première chaîne d’îles via la « trouée de Fulda » asiatique.

Enfin, le calendrier contribue à rendre la situation inflammable : l’administration Trump a fortement accru ses ventes d’armement à Taïwan, à hauteur de 15 milliards de dollars (contre 14 milliards sous les deux administrations Obama), politique que l’administration Biden ne semble pas disposée à remettre en cause et qui pourrait inciter Pékin à agir de façon préventive ; d’autant que la Chine pourrait considérer que le temps ne joue plus en sa faveur sur le plan politique : outre le fait d’avoir perdu la « bataille des cœurs et des esprits » à Taïwan, Pékin pourrait vouloir mettre un terme à la dynamique de soutien diplomatique croissant dont semble pouvoir bénéficier Taipei, notamment auprès d’une opinion occidentale de plus en plus sensible à la nature autoritaire du régime chinois et à la nécessité de soutenir la démocratie.

Nul ne sait à quelle échéance le régime chinois pourrait s’engager dans le pari de la réunification par la contrainte. Si 2049 pourrait constituer un horizon trop lointain, notamment pour Xi Jinping, celui de 2035 sorti du dernier plénum du parti serait encore accessible pour lui (il aurait alors 82 ans). À moins que Pékin ne considère la nécessité de profiter de l’affaiblissement relatif des États-Unis – concentrés sur la crise sanitaire et les enjeux politiques intérieurs – et de briser au plus tôt la dynamique internationale favorable à Taïwan (avant le centième anniversaire du PCC en juillet 2021 ou le 20e Congrès du parti à l’automne 2022 ?), en dépit des signaux adressés par la nouvelle administration Biden pour confirmer sa détermination à soutenir Taïwan. Si le pire n’est pas certain, il est loin d’être inenvisageable.

Il serait illusoire d’imaginer qu’une crise ouverte puisse être circonscrite à l’Asie orientale, elle aurait des répercussions mondiales de tous ordres, politique, économique, financier, cyber et militaire. L’Europe ne pourrait échapper à ses ondes de choc, ne serait-ce que parce que les États-Unis attendraient de sa part un soutien sans ambiguïté, tandis que la Chine chercherait au contraire à neutraliser les Européens, notamment au travers de menaces de rétorsion.

Les Européens et les États-Unis n’ayant pas adopté une position comparable à l’égard de Taïwan et ayant une lecture différente de la politique d’une seule Chine, on peut craindre que les Européens hésitent sur la voie à suivre et réagissent de façon désordonnée et pusillanime. Auquel cas, en raison de l’importance stratégique majeure de la question taïwanaise tant pour les États-Unis que pour la Chine, le risque que celle-ci percute la solidarité transatlantique – ainsi que les relations sino-européennes – est très élevé, dont les conséquences sont potentiellement immenses et de long terme. Le positionnement des Européens serait également déterminant sur l’avenir des relations avec leurs grands partenaires d’Indo-Pacifique, notamment le Japon, l’Australie et l’Inde.

Une crise ouverte entre les deux rives du détroit de Taïwan aurait des effets directs sur les intérêts européens en raison de la présence d’une importante communauté résidant à Taïwan (environ 8 000 personnes) qu’il faudrait éventuellement évacuer, et d’un volume d’échanges commerciaux (58 milliards de dollars en 2019) et d’investissements européens (34 milliards) très élevé. À ce titre notamment, les travaux de planification de l’Initiative européenne d’intervention (IEI) pourraient utilement porter sur ce scénario de crise, tandis que la question de Taïwan pourrait figurer à l’ordre du jour des échanges transatlantiques de haut niveau, dont le principe a été agréé par le HRVP Josep Borrell et la précédente administration américaine, notamment afin d’envisager comment l’Europe pourrait contribuer à la prévention d’une crise dont les risques d’éclatement semblent plus élevés que jamais.

 

Nicolas Regaud est délégué au développement international à l’IRSEM. Docteur en science politique, il travaille notamment sur les questions stratégiques en Indo-Pacifique et la sécurité climatique.
Contact : nicolas.regaud@irsem.fr

Avertissement : l’IRSEM a vocation à contribuer au débat public sur les questions de défense et de sécurité. Ses publications n’engagent que leurs auteurs et ne constituent en aucune manière une position officielle du ministère des Armées.