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Revers pour le « super soldat » aux États-Unis :
les enseignements de l’abandon du projet d’exosquelette TALOS

Pierre Bourgois

 

Le programme TALOS, lancé en 2013, est devenu l’un des symboles de l’ambition états-unienne concernant le développement du « super soldat ». Ce projet, visant à la création d’un système d’armure-exosquelette unifié, a cependant été arrêté, en 2019, sans les résultats escomptés. Quels en sont les principaux enseignements ?

 

Le programme « Tactical Assault Light Operator Suit » (TALOS), du département de la Défense des États-Unis (DoD), est sûrement l’un des plus célèbres projets de « super soldat » (ou « soldat augmenté ») de ces dernières années. Annoncé de manière retentissante en 2013 par l’U.S. Special Operations Command (USSOCOM), ce projet d’exosquelette – surnommé l’Iron Man suit – a cependant été interrompu, en 2019, avec un résultat loin des attentes. Quels enseignements tirer de cette tentative états-unienne de développement d’un système d’armure-exosquelette unifié (entendu ici comme l’association homogène et optimisée entre une structure articulée visant à soutenir ou décupler les principales fonctions motrices humaines et un ensemble de protection sophistiqué recouvrant, de manière connectée, la totalité de l’individu) ?

L’expérience TALOS met en exergue une différence entre les attentes et les résultats obtenus et, de fait, un «  difficile » retour à la réalité pour le DoD. Officiellement annoncé en mai 2013 par l’amiral William H. McRaven, alors à la tête de l’USSOCOM, cet ambitieux projet d’exosquelette associé à une armure, initialement doté de 80 millions de dollars et impliquant de nombreux acteurs gouvernementaux, industriels et académiques, avait pour objectif affiché de révolutionner la résistance, la rapidité et la force du soldat. L’idée était de transformer les moyens de défense et d’action du combattant qui, habillé de ce dispositif, se verrait doté de capacités opérationnelles nouvelles. C’est ce qui transparaît dans la vidéo de présentation du projet, diffusée dès 2013. Sur un fond de musique haletante, on y découvre un soldat recouvert d’une armure futuriste qui, après avoir brisé sans difficulté une porte avec ses seuls bras, se retrouve pris sous un feu nourri et semble non seulement invincible face aux balles ennemies, qui se heurtent à l’armure, mais totalement impassible.

Outre cette célèbre vidéo – à la qualité et au contenu fort discutables –, ce sont plus largement les diverses déclarations et présentations autour du projet, à partir de 2013, qui n’ont cessé de générer des spéculations diverses sur la nature du « super soldat » américain, jusqu’aux mots mêmes du Président Obama qui, en 2014, ironisait publiquement sur le fait que les États-Unis étaient en train de développer Iron Man. Tout semblait alors possible, et l’idée de création d’un « super soldat » aux capacités décuplées – à l’instar du héros de Marvel – s’est progressivement installée, ce projet devenant même le symbole des ambitions sans limites du Pentagone en la matière. Cependant, les résultats ne sont pas à la hauteur des attentes.

Loin d’un système d’armure-exosquelette unifié, c’est plutôt un modèle moins ambitieux, envisagé comme unecombinaison de technologies distinctes, qui est présenté en 2019. Non seulement ce modèle (MK5) ne semble pas au niveau des perspectives envisagées, mais il n’est même pas élaboré en vue d’une mise en application sur le champ de bataille et devrait plutôt rester au simple état de prototype. On est bien loin du dispositif et des perspectives révolutionnaires inspirés de la science-fiction que laissaient présager les annonces de 2013.

L’abandon du programme TALOS, même s’il représente bien plus qu’un simple exosquelette, permet également de mettre en lumière la place particulière de ce dispositif dans les perspectives d’enhancement (« augmentation ») au sein des forces armées. En tant que technologie externe, l’exosquelette semble effectivement au carrefour entre les « simples » outils indépendants du soldat et les techniques internes visant à son augmentation. La notion de military enhancement peut être définie comme un processus (action, volonté) visant à rendre le combattant plus performant en utilisant les technosciences contemporaines (NBIC, pharmacologie, etc.), afin de renforcer ses (ou de lui donner de nouvelles) capacités physiques ou psycho-cérébrales.

L’augmentation se distingue ainsi de la réparation visant à rétablir une situation initiale impactée par un facteur extérieur (accident physique, traumatisme, maladie, etc.). Par ailleurs, pour qu’une technologie soit considérée à part entière comme de l’enhancement, celle-ci doit avoir un degré de proximité avéré et marqué ainsi qu’un niveau de connectivité relativement avancé avec le soldat. En d’autres termes, il faut qu’elle s’inscrive dans sa continuité voire qu’elle fasse finalement partie de son identité en faisant corps avec lui. En ce sens, le cas de l’exosquelette, comme plusieurs technologies externes à visée méliorative, est sujet à débat, principalement du fait de ses limites actuelles constatées.

Sur le plan ergonomique, celui-ci ne peut pas pour l’instant accompagner la grande diversité des mouvements du soldat, qui est en réalité le plus souvent contraint de s’adapter aux capacités de la machine. Par ailleurs, l’exosquelette ne semble pas être en mesure de répondre à la complexité des interactions existantes entre l’individu et son environnement, ce dernier dictant continuellement, parfois de manière extrême, les actions humaines. L’exosquelette est aussi pour l’instant encore soumis au problème de l’autonomie qui l’empêche d’accompagner durablement le militaire sur le terrain et rappelle trop souvent sa condition d’outil externe.

Le programme TALOS, en promettant un système d’armure ultraconnecté et unifié épousant l’ensemble du corps, les fonctions ainsi que les activités du soldat, visait à faire basculer définitivement l’exosquelette dans la sphère de l’enhancement. Son abandon et la mise en avant de résultats bien plus modestes semblent donc maintenir celui-ci dans une zone particulière « floue » et intermédiaire encore sujette à débats, faisant de lui un dispositif certes loin d’outils externes indépendants tels que les armes par exemple, mais a priori distinct de technologies d’augmentation avérées comme certaines substances pharmacologiques ou les implants cérébraux – une frontière que l’exosquelette a cependant vocation à franchir très prochainement, de par sa nature, sa visée et ses nombreuses possibilités.

Enfin, ce projet, malgré son abandon, offrirait finalement de nouvelles perspectives d’enhancement pour le DoD. Si le Pentagone a en effet admis son impossibilité à créer un système d’armure-exosquelette unifié tel qu’annoncé en 2013, il mettrait désormais en avant l’intérêt de plusieurs technologies issues du programme et qui, prises individuellement, présenteraient des perspectives prometteuses pour le soldat du futur. On pense, entre autres, à une armure de protection corporelle ultralégère à base de polyéthylène qui recouvrirait désormais 44 % du corps du soldat contre 19 % pour la protection standard actuelle, un système de réalité augmentée à affichage tête haute permettant au soldat une information en temps réel décuplée ou encore, un exosquelette partiel ciblé sur les genoux et les chevilles permettant aux militaires des déplacements avec charges lourdes sur de plus longues distances. Ces exemples, non exhaustifs, montrent que le projet TALOS, envisagé comme un échec sur le plan de la coordination des technologies entre elles et la mise en application d’un système unifié, aurait permis de réelles avancées prises de manière isolée. Surtout, son échec aurait entraîné un élargissement des perspectives du Pentagone, celui-ci envisageant désormais ces dispositifs à travers le prisme plus global de l’« Hyper-Enabled Operator », projet ayant remplacé TALOS et s’envisageant comme un système d’interconnectivité accrue entre le soldat et son environnement. L’idée est ainsi, désormais, d’inscrire l’ensemble des dispositifs d’augmentation et leur usage dans un cadre cognitif et informationnel idéal et optimisé.

Le concept d’exosquelette continue donc bien d’être exploré. Outre le dispositif mentionné issu de TALOS, plusieurs programmes sont ainsi surveillés par le Pentagone, que ce soit le prometteur prototype ONYX axé sur les genoux, de l’entreprise Lockheed Martin, le dispositif ExoBoot ciblé autour de la cheville et développé par l’entreprise Dephy, ou le prototype de Sarcos, recouvrant davantage le corps de l’individu. Au-delà de ces quelques exemples, il semble d’ailleurs peu probable, notamment du fait des projets actuellement développés par la Russie (programme Ratnik) ou la Chine (prototype de Norinco), que le DoD ait abandonné son ambition de créer, un jour, son système révolutionnaire d’armure-exosquelette unifié. Un rêve qui, paradoxalement au vu de l’échec de TALOS, n’apparaît en fin de compte jamais avoir été aussi proche de devenir réalité du fait des avancées réalisées et connaissances accumulées.

L’abandon du projet TALOS constitue par conséquent un revers de taille pour le Pentagone. Loin d’un système d’armure-exosquelette unifié aux possibilités infinies inspiré de la science-fiction, c’est plutôt un ensemble de sous-systèmes relativement indépendants qui apparaît avoir émergé de ces années de recherche. Pour autant, il semble que ce programme ait révélé des innovations technologiques importantes pour le soldat américain du futur et que son abandon n’ait pas atteint l’ambition des États-Unis non seulement pour le développement de l’exosquelette, mais plus généralement, pour celui du « super soldat ».

 

Dr Pierre Bourgois est chercheur postdoctoral à l’IRSEM et à l’Institut de recherche Montesquieu (IRM-CMRP) de l’Université de Bordeaux.

Contact : pierre.bourgois@irsem.fr