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DU PACIFIC FUSION CENTRE A L'INDIAN OCEAN SECURITY INFORMATION FUSION CENTRE ?

Nicolas Regaud

 

Le projet de création du Pacific Fusion Centre, organisme de fusion des informations de sécurité au sens large dans l’espace couvert par le Forum des Îles du Pacifique (FIP) pourrait très bien être transposé dans le sud-ouest de l’océan Indien. Adossé à la Commission de l’océan Indien (COI), il couvrirait des questions de sécurité globale, pas seulement d’intérêt maritime, avec le soutien de nos partenaires stratégiques indien et australien. 

Le développement de l’économie bleue et l’importance des risques et menaces maritimes en Indo-Pacifique expliquent le développement des centres de fusion des informations maritimes (Information Fusion Centre – IFC), qui permettent d’obtenir des visions précises et partagées des incidents en mer de tout type (pollution, pêche illicite, non déclarée et non réglementée (INN), brigandage ou piraterie, trafics illicites…) à l’échelle régionale, renforçant ainsi la connaissance du domaine maritime (maritime domain awareness) au profit des acteurs publics et privés, et en conséquence leurs capacités d’intervention et de protection. Le premier IFC a été créé à Singapour en 2009, suivi en 2016 par celui situé à Madagascar, puis ceux de Gurugram en Inde et de Callao au Pérou, opérationnels depuis 2019. Restait ainsi à couvrir le Pacifique Sud, ce qu’a proposé de faire l’Australie, mais en élargissant l’ambition afin de couvrir un spectre plus important de risques et de menaces.

La ministre des Affaires étrangères australienne, Marise Payne, vient d’annoncer que le siège permanent du Pacific Fusion Centre (PFC) sera situé à Port Vila, capitale du Vanuatu. Elle en avait rendu publique la création en septembre 2018, à l’occasion du sommet du FIP, au cours duquel a été publiée la Déclaration de Boe sur la sécurité régionale. Celle-ci reconnaissait l’importance du changement climatique comme constituant la plus grave menace à la sécurité et au bien-être des peuples du Pacifique et adoptait un concept de sécurité holistique embrassant la sécurité humaine, environnementale et des ressources, la lutte contre la criminalité transnationale et la cybersécurité.

C’est sur la base de cette déclaration des chefs d’État et de gouvernement de 18 États et territoires du FIP (dont la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française depuis 2016), que l’Australie a proposé d’opérationnaliser cette déclaration en créant un centre de recueil, d’analyse, de fusion et de partage des informations pertinentes pour lutter contre les risques et menaces communs à la région : le changement climatique, la pêche INN, la criminalité transnationale et le trafic de stupéfiants en particulier, la désinformation et, récemment, la lutte contre la pandémie de Covid-19. Depuis septembre 2019, un centre pilote a été créé à Canberra, qui a accueilli 21 analystes de 14 pays océaniens pour de courts séjours d’apprentissage et de formation, permettant ainsi de valider le concept de fusion d’informations ouvertes (OSINT), d’analyse partagée et en temps réel des risques et menaces et de leur diffusion au profit des responsables d’agences gouvernementales et régionales pertinentes.

Cette initiative s’inscrivait également dans le prolongement du Pacific Step-up australien lancé en 2016 et visant à renforcer le soutien de Canberra à la sécurité, au développement et à la résilience des pays océaniens, dans un contexte d’accroissement de l’influence régionale de la Chine. Ainsi, que le siège du PFC soit situé au Vanuatu ne semble pas être le fruit du hasard. Souvent considéré comme le pays le plus vulnérable à l’influence chinoise, le Vanuatu était ainsi suspecté d’être disposé à accueillir une base militaire de Pékin en 2018 ; l’implantation du PFC sur son territoire semble éloigner une telle éventualité.

L’Australie confirme ainsi la cohérence de sa politique océanienne et son leadership régional au travers d’une initiative qui renforce les capacités des États insulaires du Pacifique, dont les moyens en matière de défense et de sécurité sont très limités, notamment au regard de l’immensité de leur zone de responsabilité. Le besoin de renforcement de la résilience des États est identique dans l’océan Indien et la création du PFC interroge sur la possibilité de sa transposition dans le sud-ouest de l’océan Indien.

On constate en effet que les risques et menaces y sont très comparables à ceux auxquels sont confrontés les pays océaniens. Le changement climatique y a des effets considérables sur la sécurité humaine. Notamment, on relève une intensification des événements climatiques extrêmes au cours des dernières décennies, comme l’ont souligné les études conduites par la France et l’Australie dans le cadre du programme AFiniti sur les implications sécuritaires du changement climatique dans l’océan Indien. Tout un travail d’analyse de la vulnérabilité des territoires et des infrastructures critiques reste à conduire au niveau régional, fondement d’une politique de prévention et de protection.

Le sud-ouest de l’océan Indien est également victime d’importantes activités illicites – pêche INN, trafics de stupéfiants, d’êtres humains, d’espèces protégées… – tant en mer que dans les pays littoraux du canal du Mozambique. Certes, grâce au soutien de l’Union européenne, un Centre régional de fusion des informations maritimes (CRFIM) a été établi à Madagascar en 2016, qui permet la fusion des informations d’intérêt maritime au profit des pays associés, actuellement les pays de la Commission de l’océan Indien (COI – Comores, France/La Réunion, Madagascar, Maurice, Seychelles) et de ceux qui y déploient également un officier de liaison (Djibouti, Kenya et Inde prochainement). Adossé à la COI, le CRFIM monte en puissance et établit des liens avec d’autres centres régionaux, notamment l’IFC de Singapour, mais il se concentre sur la sécurité maritime et n’a pas vocation à embrasser l’ensemble des thématiques couvertes par le PFC.

Dans le cadre de la mise en œuvre de la stratégie française dans l’Indo-Pacifique, il pourrait être envisagé de prendre l’initiative de la création d’un Centre de fusion des informations de sécurité dans l’océan Indien (CFISOI ou Indian Ocean Security Information Fusion Centre, IOSIFC), qui pourrait couvrir des aspects qui ne sont pas traités par le CRFIM, ou seulement partiellement, tels que la sécurité climatique, la lutte contre les trafics illicites de tous types, la désinformation, la cybersécurité et la sécurité sanitaire.

Ce centre pourrait – comme le CRFIM et son bras armé, le Centre régional de coordination des opérations, CRCO – être adossé à la COI, organisation sous-régionale certes modeste mais active et capable de porter des projets concrets et dont la gouvernance et les moyens d’action ont été renforcés, notamment depuis le conseil des ministres de mars 2020.

Une telle initiative nécessiterait une étude de faisabilité, comme l’Australie l’a conduite avec ses partenaires du FIP en 2018-19, qui pourrait cette fois être menée conjointement avec l’Inde, l’Australie – nos partenaires de « l’axe Indo-Pacifique » – et le secrétaire général de la COI. Cette étude devrait préciser les domaines à couvrir apportant une réelle valeur ajoutée, afin d’éviter le risque de créer un instrument intellectuellement séduisant mais peu utile, comme l’Early Warning System de l’Union africaine.

L’Inde confirme son désir d’engagement dans le sud-ouest de l’océan Indien, comme en témoigne son nouveau statut de membre observateur de la COI depuis mars dernier, et envisage de déployer un officier de liaison au CRFIM. De son côté, l’Australie hésite encore à s’engager dans la sous-région, mais certains l’y encouragent, et en l’occurrence elle pourrait partager son expérience concernant la mise en place d’un centre de fusion multi-domaines. L’Union européenne pourrait également être intéressée, elle qui est le premier partenaire financier et technique de la COI et membre observateur depuis 2017, mais aussi qui conduit et finance les programmes de sécurité maritime MASE et CRIMARIO, ainsi que le projet ENACT de renforcement de la lutte contre le crime organisé transnational en Afrique.

Le coût d’une telle initiative ne semble pas constituer un obstacle insurmontable si l’exemple australien est retenu comme étalon. Canberra consacre ainsi à la mise en place du PFC un budget de 11 millions de dollars AU sur trois ans (6,5 M€), montant susceptible d’être supporté par plusieurs partenaires pour le projet CFISOI.

Alors que la situation sécuritaire se dégrade fortement au Mozambique et pourrait déborder sur la sécurité de la sous-région, que la sécurité climatique fait l’objet de propositions de création d’un forum dédié dans l’océan Indien, et que la France entend mettre en œuvre une stratégie ambitieuse en Indo-Pacifique, un projet régional de fusion et d’analyse des informations sécuritaires multi-domaines serait à même de renforcer la résilience d’une région où la France a des intérêts multiples et doit faire face à des défis croissants.

Nicolas Regaud est délégué au développement international à l’IRSEM. Docteur en science politique, il travaille notamment sur les questions stratégiques en Indo-Pacifique et la sécurité climatique.

Contact : nicolas.regaud@irsem.fr